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UN SHAOUABTI

Hong Kong, 15 novembre. Hôtel du Dragon. 9h10. Il pleut. Dans mon lit, je mange des raviolis à la châtaigne en buvant un café très allongé. J'aurais mieux fait de commander une Tsingtao. Un journal est glissé sous la porte, le South China Morning Post.

Je traque de par le monde les antiquités égyptiennes qui apparaissent sur le marché de l'art. Hong Kong est une des places tournantes de ce trafic et de bien d'autres encore. Ici on peut tout vendre et tout acheter. Il suffit d'avoir des dollars dans les pognes et un talent très sûr pour distinguer le vrai du faux.

Surprise, le journal précisait qu'un shaouabti de la XXVIe dynastie serait mis aux enchères à partir de 10h30 dans une salle des ventes située entre Merlin et Aguilar Street.

Il n'y avait pas de temps à perdre. J'abandonnai les raviolis, passai sous la douche et sautai dans un costume noir de grande marque comme ceux que portent les sbires des triades chinoises.



SHAOUABTIS : petites statuettes en bois, métal, or, cire ou faïence qui faisaient partie du mobilier funéraire classique de la tombe d'un notable. On les rangeait dans un coffret en bois peint de scènes mythologiques. Les mieux nantis en possédaient 413 mais 365 ou une petite dizaine pouvaient faire l'affaire. Les fabricants de shaouabtis ne manquaient pas d'ouvrage et produisaient des œuvres de qualité très différentes, allant du meilleur au pire.

En fait, ces objets appartiennent à la sphère de la Magie. Ce sont plutôt des amulettes couvertes d'invocations magiques destinées à prouver qu'on était un personnage important et même un magicien. Avant d'être placés dans la tombe, ils sont chargés d'un fort potentiel magique et profitent du Rituel d'Ouverture de la Bouche qui leur procure une vie éternelle.

Ils sont en général momifiés, coiffés de la lourde perruque tripartite et peuvent être munis de la barbiche divine, ce qui donne une idée de leur importance. Ils tiennent souvent dans les mains des herminettes.



Les Chinois, superstitieux jusqu'à la moelle, croient dur comme fer aux pouvoirs néfastes ou bénéfiques des objets égyptiens récupérés dans les sépultures. Pour les engourdir, ils les placent dans le bac à légumes de leurs réfrigérateurs et pensent qu'on peut les neutraliser par des techniques de brouillages informatiques. Mais que peuvent faire des computeurs en phase d'apprentissage face à la force de la Magie pharaonique ? Ils n'ont pas encore collecté un nombre suffisant d'informations ou alors des informations non pertinentes dans un contexte aléatoire.


Le terme shaouabti ou oushebti vient du verbe ousheb qui signifie répondre. Les statuettes répondent à la voix de leur maître quand il les convoque dans l'au-delà afin qu'ils accomplissent leur service. Il s'agit bien d'une relation hiérarchique entre un maître et son serviteur.

Un vivant peut aussi se déplacer avec ce type de serviteurs, par exemple lorsqu'il se rend en pèlerinage en Abydos. Ils lui enseigneront comme se rapprocher du dieu et se faire bien voir de lui. En remerciement, il les offrira à la divinité.

Traduction approximative d'un texte gravé sur un shaouabti : Jugez-moi digne, pour chaque journée qui s'accomplit ici, de fertiliser les champs, d'inonder les moissons, de transporter le sable de l'Ouest à l'Est.

Traduction plus chymique : Je travaille tous les jours dans les champs, je fertilise les germes, je pratique au bon moment les imbibitions nécessaires, je me minéralise lentement.


Retardé par les embouteillages permanents de la ville, j'arrivai in extremis dans la salle des ventes au moment même où l'image surréaliste du shaouabti en vente était projetée sur un écran géant. La mise à prix aussi était affichée : 125 000 dollars. Les enchères ne s'éternisèrent pas, je l'emportai au bout de vingt minutes pour la somme de 230 000 dollars.

Mon achat me fut remis enveloppé dans une boite en carton d'un rouge impérial. A peine revenu à l'hôtel, je le sortis de là car si le rouge en Chine est la couleur du bonheur, en Egypte c'est celle de Seth.

Au premier regard, je compris que j'étais tombé sur une pièce rarissime, animée d'une vie intense. L'artiste qui l'avait sculptée en connaissait un rayon sur les ondes de formes, les lois de la Nature, le langage corporel et l'art de faire bouger les lignes.


Je l'enroulai dans une pièce de lin écru, le plaçai dans mon bagage à main avec le certificat de vente et tous deux nous nous précipitâmes vers notre destin. Pendant le vol, il s'amusa à provoquer de fortes turbulences et répandit dans le cockpit des odeurs de limon et d'encens qui troublèrent beaucoup les passagers.


J'avais envisagé de le revendre en réalisant un fort bénéfice mais je décidai finalement de le garder avec moi sans me douter de son impact sur ma petite existence. Plus rien ne fut pareil et je ne regrette rien.

Sur ses conseils, mes affaires prospérèrent au-delà de toute attente. Il me fit rencontrer des gens hors du commun.

Il éliminait les personnes qui enlaidissent le paysage.

Il m'avertissait des dangers qui tournaient autour de moi.

Il m'aida à accepter ma part de ténèbres.

Il me fit comprendre qu'il faut ignorer les choses qu'on ne maîtrise pas.

Comme il avait une certaine pratique des travaux agricoles, il fit de mon jardin un enchantement.

Quand j'avais des invités qui ne lui plaisaient pas, il se cachait derrière mon horloge Empire avec des sphinges dorées à l'or fin et poussait des couinements qui faisaient fuir tout le monde.

S'il était désobéissant ou insolent, je l'enfermais quelques heures dans le bac à légumes pour lui calmer les nerfs.

Il m'apprit à lire dans les pensées et les arrière-pensées de mes amis et de mes ennemis.

En suivant les circonvolutions de sa pensée, j'arrivais à entrer dans les courants des profondeurs.

Il m'encourageait à être de plus en plus imprévisible, à me rendre méconnaissable. Le monde ne fonctionne pas selon des critères prévisibles, disait-il.

Il m'indiqua quelques bons plans pour sortir des jungles numériques.


Une nuit, il me donna avec précision l'heure de ma mort. Je ne le crus pas. Cette erreur me fut fatale, je passai l'arme à gauche. En bon serviteur, il m'accueillit devant la première porte de l'infra-monde. Une fois franchie, il me prit par la main et nous progressâmes dans un espace en demi-teintes.

Il me murmura à l'oreille : Grâce à mes bons offices, tout cela ne sera pas irréversible. Attention, si tu fais un faux pas, je te colle dans le bac à légumes.

1 Comment


francoise.davis06
Jul 24, 2021

Egypte et Chine, miroir et connexions... Espérons que l'acquéreur(se) de ce Shaouabti ne le mettra pas dans le bac à légumes, lui évitant ainsi un choc thermique loin du désert qui l'a vu naitre. Et qu'il (elle) saura trouver les formules pour apprivoiser ce Répondant, à moins que ce ne soit l'inverse...

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