Il faut beaucoup de courage ou de perversité pour résister à l'appel des sites kémitiens. On ne voit jamais deux fois un site de la même manière. Entre deux visites, les changements ne sont pas repérables à première vue mais bien réels.
A Tôd, les structures sont mouvantes selon les jours ou les heures
A Médamoud, le salpêtre dévore le vide.
Des possibilités inconnues se multiplient à Karnak.
A Dendera, la diversité du Mystère est ahurissante.
Les deux pyramides de Snéfrou à Dashour sont nées d'un accouplement entre l'Ombre montante et la Lumière déclinante.
Celles d'Abousir ont pris le soleil en otage.
Parfois, la pellicule est si fine qu'un souffle la fait s'évaporer. La présence des Invisibles n'est jamais oppressante. Je m'installe sur un bloc gravé de hiéroglyphes et j'attends qu'ils passent à ma portée. Si je réussis à les suivre, ils me conduisent sut l'autre versant de l'édifice sacré. Jeux de cache-cache et progression en quinconce.
Je découvre que Dendera est une minière bien lutée.
Le minuscule temple du Benou-Phénix, à la pointe sud de l'île d'Eléphantine, respire quand on y dépose de la cendre.
Dans le temple du Bélier Khnoum, depuis des siècles, un naos tente de s'envoler vers une autre planète.
Un Mage, dans sa tombe inviolée, continue à écrire des grimoires.
L'hiver, dans le temple d'Aset à Philae, il est possible d'entendre les prêtresses chanter les litanies de la déesse en commençant par la dernière.
Vaguelettes sur les rives de l'île sainte, traces de pieds nus sur le limon séché.
Dans l'attente du prodige, tout reste en suspension.
Le désert se rapproche un peu plus chaque nuit. Encore un peu de temps et le temple sera enseveli dans l'inconscient des cryptographes.
Les moments de flottement se succèdent, l'ensemble du téménos glisse dans une dimension insoupçonnée.
Ce n'est pas la première fois que les choses s'alignent sur un autre mode de perception.
Il est parfois impossible de s'approcher de l'énigmatique temple de Kasr es-Saghah, si ce n'est en rejetant la tête en arrière.
Osiris s'entretient avec Dionysos à Kars Karoûn. Tous les deux ont subi les affres du démembrement. Ils connaissent les entrées et les sorties de l'autre monde, les lignes de fractures, la fragilité des liens entre les blocs, le peu de constance des Corybantes, la tristesse des images quand personne ne les contemple.
Soudain, un parfum d'encens enveloppe les quatre énormes naos de Mendès. Ils s'obstinent à servir de point d'ancrage au sanctuaire du dieu bélier que rien ne peut tirer de sa méditation. S'il ne rêvait plus, le danger serait pour nous imminent. Je lui ai offert un bouquet de lotus et des résines d'encens fossile. Alors je n'ai pu revenir dans ce monde.
En soulevant la dalle d'une crypte, j'ai entendu à Esna des stridences qui n'étaient pas des gémissements ou des râles d'agonie mais l'annonce d'un prochain départ.
Un milan à tête blanche plane au-dessus du Flotteur, le véritable nom d'Edfou. Le sanctuaire n'obéit qu'aux injonctions venues du ciel, il n'est pas attaché à la terre. Les milliers de hiéroglyphes qui couvrent ses parois le maintiennent en état volatil.
Guy Udriot
Antonin Artaud a écrit : Faire la métaphysique du langage articulé, c’est faire servir le langage à exprimer ce qu’il n’exprime pas d’habitude ; c’est s’en servir d’une façon nouvelle, exceptionnelle et inaccoutumée ... c’est enfin considérer le langage sous la forme de l’Incantation. Voilà René, ce que tes textes me font penser. Magnifique.