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Sur la non-existence des Sphinx

Une fois par décade, Héméni dispensait un enseignement aux élèves de la Per Ankh attachée au temple des millions d'années de Ramsès II, sur la rive ouest.

Il ne présentait pas cela comme un enseignement mais comme des conseils sur les conduites à suivre dans certaines situations délicates.

Ne dites pas : Je sais mais je continue à apprendre. Si vous prétendez avoir réponse à tout, Djehouty va vous en mettre plein la tronche pour pas un deben d'argent.

Le respect de l'ordre des choses suppose aussi qu'il faut parfois le bousculer. Maât n'est pas une potiche sur une étagère mais le principe actif et fluctuant de l'harmonie. En cas de conflit avec vous-même, dites simplement : Je suis Maât.


Du haut de ses douze ans, Nikarê était le plus jeune des pensionnaires de l'institution. Ce garnement était remuant et d'une curiosité sans borne. Il posait des questions qu'il espérait sans réponse, du style :

Comment peut-on être sûr d'être vivant ou mort ?

Si nous pouvions muer comme les serpents ou les cigales, aurions-nous le choix entre la beauté et l'immortalité ?

Pouvons-nous neutraliser l'influence que le Ren a sur notre personnalité ?

Notre professeur de grammaire prétend que nous maîtrisons parfaitement notre langue quand nous avons oublié toutes les règles de conjugaison ou d'accords. Alors pourquoi continuer à les apprendre ?


Ce type de question réjouissait Héméni. Impossible de déterminer si elles étaient pertinentes ou impertinentes. Questions-réponses étaient un jeu pour titiller les neurones de l'élève et du maître. Il leur arrivait souvent de ramer à contre-courant mais ils pouvaient aussi se laisser porter ensemble par le fleuve.


Une nouvelle question tomba comme un couperet :

- Maître Héméni, ne serais-tu pas un être imaginaire ?

- Quel est le sens de ta question, Nikarê ?

- En dehors des trois jours par mois que tu passes avec nous, tu disparais dans l'invisible.

- Pas dans l'invisible, je me retire dans mon domaine.

- Un soir, je t'ai suivi, tu m'as fait marcher longtemps, tu savais que je t'espionnais. Bref, alors que nous traversions un bosquet d'acacias, un Sphinx de taille respectable s'est mis en travers de ton chemin. Vous avez parlé un bon moment. J'étais si fasciné par cette créature que j'ai oublié de t'observer. J'ai constaté assez vite que tu avais disparu. Quand le Sphinx s'est approché de moi, j'ai vu qu'il avait les yeux de la même couleur et de la même forme que les tiens. Tu ne peux pas nier que tu es un Sphinx errant sur les chemins déserts.

- Voyons, Nikarê, les Sphinx n'existent pas ailleurs que dans ton imagination débordante.

- Tu es malin, mais peux-tu prouver ta non-existence ?

- Pourquoi prouver qu'une chose n'existe pas ?

- Pour se prouver qu'en effet de miroir, elle n'existe pas.

- C'est bien, tu navigues entre les lignes comme un Sphinx qui ne réussit pas à faire peur aux petits garçons.

- Je n'ai jamais eu peur des Sphinx.

- Tu en as vu beaucoup ?

- Non, un seul, celui derrière lequel tu te caches.

- Vilain petit tilapia, si tu me suis encore je te dévorerai.

- Peut-être mais tu n'arriveras pas à me clouer le bec.



J'allais lui répondre mais il avait déjà levé le camp. Il ne tenait pas en place plus de dix minutes, ce qui confirmait bien qu'il n'attendait aucune réponse à ses questions.


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