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STELLA ET CLEOPATRA

Egyptien d'origine, je ne sais pas si j'apprécierais la neige ou si elle me gênerait. J'ai vu une fois les pyramides de Guiza délicatement enveloppées de poudreuse et j'ai trouvé cela féérique.

Depuis quelques décennies, la pauvreté aidant, beaucoup de mes compatriotes ont émigré vers le Nord pour y travailler, non pour y être heureux. Certains ont choisi les pays du Golfe où on les traite comme des esclaves.

Quand j'ai mal aux molaires, je consulte un arracheur de dents qui sévit sur les marchés dans les quartiers populaires. La douleur est intense mais le problème est réglé ipso facto. Le pauvre roi Amenhotep III est mort d'une septicémie provoquée par ses abcès dentaires. Triste fin pour le roi du monde, raffiné, gourmet, Fils de dieu et père de l'être exceptionnel que fut Akhnaton, mon préféré parmi les souverains de Kemet. Le Fils de Hapou l'avait pourtant prévenu : Tu creuses ta syringe avec tes dents.


Je fume chaque jour un paquet de cigarettes Cléopatra qui m'assèchent la bouche mais me permettent de supporter le poids de l'existence. Quelques bouteilles de Stella m'aident à me réhydrater les papilles. C'est vraiment la meilleure bière du monde. Les Egyptiens ne l'exportent pas, ils la gardent pour eux, la préfèrent à l'eau polluée du Nil. Les étrangers qui l'ont goûtée ne supportent plus les bières allemandes, américaines ou irlandaises.

Ce breuvage est le résultat de plusieurs millénaires d'expérience. On fabriquait déjà de la bière sous l'Ancien Empire. On y ajoutait du miel, des épices, des herbes aromatiques, un délice ! On en donnait aux ouvriers sur le chantier des pyramides.


Je suis entré une fois dans un hôtel 5 étoiles pour délivrer un télégramme à un client étranger. Le réceptionniste, pourtant égyptien, me considéra avec dédain comme s'il avait affaire à un malpropre. Il faisait un froid polaire, l'air conditionné soufflait au maximum de sa puissance, je tremblais de tous mes membres, ce qui ne contribua guère à me faire passer pour un civilisé. Quand je sortis de ce congélateur, je respirai à pleins poumons l'air chaud des rues du Caire chargé de gaz carbonique et autres senteurs.


J'aime cette ville démesurée où vous ne risquez pas, au moindre malaise, une injection de novocaïne. L'inconvénient de cette substance est qu'elle engourdit et déforme le visage. Les gueules de travers ne gênent pas les Cairotes mais il vaut mieux être bien éveillé pour traverser une avenue.


Vous l'avez compris, je travaillais en ces temps pas si lointains où l'on portait les télégrammes à domicile. Je n'ai jamais moi-même reçu de télégramme, pas plus aujourd'hui de messages électroniques car je suis dépourvu d'équipement informatique. Henry Miller, un de mes auteurs préférés a aussi été employé comme télégraphiste à New York. Que Dieu lui accorde une éternité confortable et pleine de gouapes !

Ce métier m'a permis de rencontrer toutes sortes de gens, des avaricieux ne lâchant pas le moindre bakchich, des excités qui ne me regardaient pas, des individus à l'air sinistre ou satisfait. J'ai délivré des messages en main propre à Oum Kalsoum, Youssef Chahine, Dalida, Naguib Mahfouz et même au pape Chenouda.

J'ai apprécié ce métier correspondant bien à ma nature volatile.


Retraité depuis longtemps, je ne suis ni pitoyable ni accablé, ni malheureux. J'ai bon appétit et me gorge de falafels, de molokheya, de taamia et de foul, purée de fèves qui est notre nourriture nationale. Un peu bourratif mais qui passe bien avec une bonne rasade de Stella. Le soir, je fume une dernière cigarette et je m'endors, bercé par le fracas assourdissant de la mégapole.

Je ne rêve pas d'aller finir mes jours sur les rives de la Mer Rouge.

J'aime ma vie, la Stella et les Cleopatra.



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