Depuis que j'étais au service de ce dieu, je n'étais plus le même. Je vivais dans un outre monde.
J'ai investi en détail les écrits qui le concernaient. Je l'ai traqué quand il sortait du sanctuaire accompagné d'une escouade de daïmons venus d'une planète exogène. Si je n'étais pas le prince héritier, on m'aurait incarcéré dans une forteresse du grand sud où il est interdit de parler. J'arrêterai de le suivre quand il aura décidé de l'heure de mon trépas. Je sens que la fin est proche, à moins qu'il ne se dissolve avant moi.
Sur la route qui mène de Louxor à Dendera, les montagnes changent de place à chaque lune pleine. Le plus inquiétant est au niveau de Nagada, une des résidences préférées de mon netjer tutélaire. Dans cette cité de potiers, de sculpteurs et de mages se trouvent les vestiges les plus anciens du double royaume : des femmes oiseaux, des fantômes cagoulés, de splendides coupelles rouges et noires, des artefacts augurant la fin du monde manifesté ou du moins tel que nous nous étions efforcés de le concevoir.

Dans les années 30 du siècle dernier s'était installé à Nagada un auteur canadien de science-fiction qui nourrissait ses histoires de l'atmosphère sulfureuse enveloppant la cité plusieurs fois millénaire. Pour vivre, il faisait du copywriting pour des entreprises de vraies et de fausses antiquités. Il écrivait des trucs bien tripants qu'appréciaient les amateurs de monstruosités complètement déprogrammées. La première fois que je l'ai rencontré il m'a parlé du dieu attaché à mes basques et qu'il fréquentait depuis bien plus longtemps que moi. Il m'a aussi entretenu des Nagadiens de souche qui pratiquaient des rituels ancestraux dans une nécropole située à la sortie nord de la ville.
A Nagada se fait sentir la rugosité et la douceur du monde. Dans le désert occidental, à la hauteur de la ville, s'étirent de longues falaises servant de refuge à des divinités tombées en disgrâce et aux formes indistinctes. Ces vagues de pierre m'attirent irrésistiblement, j'y ai accompli d'innombrables pèlerinages en compagnie de mon auteur de fictions décalées.
Dans ce paysage où règnent le vide et l'absence, des créatures tueuses vous plantent leurs griffes dans le dos si vous avez l'imprudence de vous arrêter ne serait-ce que quelques secondes pour admirer les palettes de schiste sculptées jonchant le sol : tortues, serpents, gazelles, oiseaux et autres animaux d'une puissante ampleur.
Alors que nous approchions de Dendera, je me jurai de ne plus jamais repasser par Nagada qui perturbait vraiment mes instruments de navigation et rendait incohérente mon existence.
Mais il était trop tard, Nagada avait investi jusqu'à la moëlle de mes os et je m'aperçus que, pour moi, la fin du monde antique était un leurre. Une seule planche de salut: tout remettre dans l'ordre primitif et laisser les potiers modeler l'argile en murmurant des incantations pendant que le Canadien s'était remis à écrire. Avant d'allumer leur feux, les potiers rangent soigneusement leurs vases à l'intérieur des fours.

Qui avait pillé les rayonnages de ma bibliothèque ?
Il ne restait que quelques ouvrages de Joséphin Péladan, Huysmans et cinq autographes de James Ensor où il était question de machines désirantes.
On est loin de tout à Nagada !
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