Il prétendait qu'il n'avait pas d'histoire personnelle, qu'il ne se souvenait de rien et que, pour rien au monde, il ne révèlerait son nom secret. Les Serviteurs de Thot ne sont pas d'un commerce facile. Avec un sérieux imperturbable, ils se payent votre tête. Ils vous laissent entendre que vous êtes de la roupie de sansonnet, bien peu dignes d'intérêt.
La première fois, je l'ai rencontré lors d'un dîner chez des amis cairotes. Très digne, il était assis en face de moi et, dans un français que parlaient les aristocrates russes d'avant la révolution bolchévique, il me tint un discours décousu, du moins en apparence où se mêlaient l'Inde, la Chine et l'Egypte pharaonique.
Tout en parlant, il fabriquait des sortes de cocottes en papier qu'il faisait passer à sa voisine immédiate afin de commencer un tour de table. En découvrant ces étranges origamis, les uns s'esclaffaient, d'autres rougissaient, d'autres encore faisaient semblant de n'avoir rien remarqué. Je compris quand la première livraison arriva jusqu'à moi. Quand on l'ouvrait, on voyait s'écarter une paire de cuisses d'où surgissait une bite turgescente.
C'était un jeune vieillard bien mis de sa personne et fort alerte. A la fin du repas, il se leva prestement, fit quelques roulades sur le tapis persan puis un poirier digne d'un sannyasi de Varanasi.
Mon amie m'expliqua qu'il était médecin le jour et professeur de yoga en soirée. Elle suivait son enseignement depuis des années, un yoga égypto-indien qui avait ses propres règles. Pendant les deux heures de la séance me dit-elle, je baigne dans la béatitude. Notre professeur nous affirme que le monde est beau, les terriens d'une gentillesse confondante et que la douceur prime toujours sur la violence.
Je sors de là au comble de la sérénité. Je monte dans ma voiture pour affronter la circulation anarchique du Caire. Dix minutes plus tard, je klaxonne comme une forcenée, enchaîne les queues de poisson et les insultes, bref j'ai envie d'étrangler tout le monde.
En entendant cela, le professeur déclara que tout système avait ses limites et que si on estimait que le yoga ne vous convenait pas, il valait mieux s'inscrire à un club de tir à la carabine. Parfois, il faut combatte le mal par le mal. Bien de l'eau passera sous les ponts du Nil avant qu'on acquière une once de la sagesse millénaire des Egyptiens et des Indiens.
A mon vif regret, je n'ai jamais assisté à une de ses séances mais je l'ai rencontré quelques fois avant qu'il ne meure à l'âge de 89 ans. Je lui avouai que son humour me réjouissait et que je pensais que, dans une vie antérieure, il avait dû être un prêtre de Thot.
C'est vrai, dit-il, mais contrairement à lui, je n'arrive plus à me mettre le bec dans le fondement pour me curer le colon.
Je sais que Thot n'est drôle que pour ceux qui goûtent la plaisanterie. Les pisse- vinaigre et les dévots lui tordraient volontiers le cou. Ils ignorent que personne ne lui clouera le bec et qu'ils seront morts avant qu'il ne cesse de les asticoter.
En tout cas, mon garçon, ne répète à personne ce que je viens de te dire, fais brûler de l'encens pour tes ancêtres et prend le parti de rire sous cape de tout et de rien. Ne te conforme jamais à ce que les autres pensent de toi, surtout si tu ne les trouves pas drôles. Dis-toi que rien n'est certain et que sans doute, tu n'existes pas. Moins tu seras réel et plus tu seras crédible. Sois un hippopotame dans la brume, un ibis sans GPS, un historien amnésique, une pyramide qui se demande à quel moment elle va s'effondrer sur elle-même.
Tu es trop dispersé pour profiter de la sagesse indienne mais ta fantaisie, ton air de ne pas y toucher, font de toi un digne fils du Trismégiste, le trois fois très drôle dieu des facétieux Alexandrins.
Quand on annoncera ta mort à tes amis, tu auras réussi ton coup s'ils pensent que c'est une blague.
Accroche toi à ta culotte, c'est Thot qui pilote, me disait une amie.
Vos écrits sont un espiègle régal!