top of page

LE SCRIBE AUX DOIGTS PERVERS

Depuis un moment il se demandait à quoi servait d'écrire, de s'acharner à mettre en style des pensées fugitives qu'il aurait peut-être mieux valu laisser en sommeil. Les hiéroglyphes mettent la pensée en images, or rien n'est plus trompeur que les images. Elles partent dans tous les sens, sont capables de laisser la pensée en rade.


Que penser de ces icônes illustrant les corpus funéraires comme le Livre de ce qu'il y a dans la Douat qui sont aussi des récits initiatiques à ne pas prendre à la lettre.

Il arrive que les images soient en complet décalage avec le texte. Elles ne le complètent pas mais ouvrent d'autres pistes, renvoient à des références oubliées depuis longtemps, proposent des gloses inédites ou inconcevables pour un esprit rationnel qui considère que le monde se résume aux deux rives d'un fleuve bordé par un désert hanté par des créatures qu'on n'aimerait pas rencontrer au coin d'un bois. Il est vrai que les forêts ont disparu depuis longtemps des paysages nilotiques. Le désert, avec son abstraction et la pureté de ses lignes, abrite pourtant des monstres et autres créatures de légende gîtant dans la profondeur des tombeaux accrochés aux falaises.



Les mythographes détournent le sens des mots et des images. Les scribes des contours dessinent des formes de vie qu'aucun démiurge n'aurait jamais osé concevoir.

Un sage du Moyen Empire avait tenté de dresser un inventaire de ce qui n'existe pas ailleurs que dans nos rêves. Il débusqua des choses ahurissantes, oscillant entre l'imaginaire et le rapport de fouilles archéologiques. En bon Egyptien, il n'a pas fourni d'explications péremptoires et, avec brio, nous a laissés dans l'expectative, le doute et une agaçante incertitude. Il ne s'attarda pas sur les serpents nantis de pattes, les génies cachant leur visage, les dieux capables de s'hypostasier en créatures hybrides comme ces humains à tête de scarabée, ces sphinx au corps de crocodile ou ces noyés décapités flottant dans les eaux du Noun.

Il aurait pourtant suffi de quelques notes en bas de papyrus pour nous rassurer, nous laisser croire que tour cela était possible ou, pour le moins, vraisemblable. Les scribes ont ignoré les appareils de notes, les éditions critiques, les commentaires éclairants et, pour les traducteurs, le choix entre l'usage du mot à mot et les extrapolations les plus audacieuses.


Comme il faisait très chaud, le scribe Sisobek posa sa perruque sur un coffret à papyrus et commença à divaguer en mâchonnant son calame. Il était tombé sur des signes donnant du lin à retordre. Il aurait volontiers siroté une bière en fumant un roseau rempli d'herbes aromatiques et abandonné les signes à leur sort. Il n'avait jamais rencontré l'un d'eux et l'aurait volontiers fait disparaître en le gommant avec son polissoir. Il s'en abstint pour ne pas déshonorer sa profession et se faire traiter par Thot de scribe aux doigts pervers.

Il ne pouvait pas encore savoir que ce signe était garé sur une place interdite, hors contexte, sans aucun rapport avec l'ensemble du récit.

Bien plus tard, Gaston Maspero buta à son tour sur le hiéroglyphe. Pour se sortir d'embarras, il prétendit qu'il s'agissait du nom d'un royaume inconnu, d'une divinité barbare, d'un roi passé entre les mailles de l'Histoire. Comme la plupart des égyptologues il ne croyait pas aux dieux de Kemet, ce qui est une grave erreur et redoutait encore moins d'être traité de scribe aux doigts pervers. Bien que très content de lui il n'osa pas le classer dans la liste des signes dignes d'être pris en considération.

L'amour de la traduction n'est pas une maladie, l'aventure du signe ne faisait que commencer.




Comments


bottom of page