Le conservateur en chef de la collection égyptienne dormait mal depuis longtemps. Il prenait sa charge très au sérieux, un peu trop peut-être. Il était tout gonflé de son importance, traitait avec mépris les agents d'entretien, considérait avec condescendance ses subordonnés. Surtout, il redoutait que dans tout ce personnel ne se trouve un voleur, un iconoclaste, un fondamentaliste prêt à briser le nez d'une statue. Les plus inquiétants restaient les milliers de visiteurs qui, chaque jour, patrouillaient au pas de charge dans les couloirs et les salles, vociférant, riant, sans aucun respect pour les splendeurs que les pilleurs de tombes et les archéologues avaient fait remonter des abîmes du temps.
Il vivait seul, sa femme l'ayant planté là car elle ne supportait plus l'odeur de moisi qui imprégnait ses vêtements et avait fini par s'incruster dans son épiderme. Elle était partie avec un individu mieux membré, un trader allergique à toute forme de culture, qui fuyait les musées et les bibliothèques. Pour lui, le monde se résumait à un clavier d'ordinateur avec lequel, d'un clic, il pouvait pourrir la vie de milliers de pauvres latinos cultivant pourtant du café équitable.
Le couple avait deux chats, un persan et une gouttière européenne. Elle avait choisi de garder le persan dont la fourrure était assortie à ses coussins, ses tissus d'ameublement et sa moquette pleine d'acariens. La petite gouttière était une choupinette qui lui montrait plus d'affection que son ex, ne ronflait pas la nuit et partageait ses goûts pour les statuettes de Bastet et autres divinités félines. Elle refusait la nourriture industrielle qu'on impose aux chats domestiques. Il la nourrissait avec des crevettes surgelées, du saumon fumé et du jambon italien aux herbes présenté en chiffonnade.
Le musée ferma ses portes pendant treize mois pour restauration. Il ne s'agissait pas d'améliorer la présentation des œuvres mais de renforcer les systèmes de sécurité. Jamais les vieux Egypytiens n'avaient imaginé être aussi bien gardés et surveillés à toute heure du jour et de la nuit. Les momies n'auraient plus le loisir de batifoler dans les couloirs ou de tourner à toute vitesse sur le fauteuil de bureau du conservateur. Finie l'époque d'Adèle Blanc Sec, de Belphégor et de Tintin. Les caméras tournaient en continu, les systèmes de surveillance informatisée ne débandaient pas.
Dès le début des travaux, l'administration lui signifia qu'on n'avait nul besoin de lui pendant la durée des travaux car il ne s'agissait pas d'art, de muséographie mais de technique et d'informatique. Il était donc libre, il pouvait aller au diable ou à confesse. On le préviendrait quand tout serait fini. Cela ressemblait fort à une mise à l'écart. Il en discuta longuement avec sa chatte qui, par ailleurs, était ravie d'avoir désormais son maître à son entière disposition.
3 ans plus tard : les travaux avaient duré plus longtemps que prévu. On ne fait pas passer sans problème des kilomètres de câbles et de fibres dans un bâtiment construit au temps des rois de France.
Un jour maussade de décembre, le conservateur fut convoqué au ministère. On lui signifia que son poste était supprimé car l'intégralité de la collection avait été virtualisée et était désormais gérée par un bataillon de machines intelligentes dirigées par un conservateur androïde. En compensation et en remerciement de ses services devenus inutiles, il fut nommé Superintendant des musées de France et de Navarre, autrement dit il n'avait plus rien à faire, ce qui lui permit d'attendre sans s'en faire l'heure d'une retraite qu'il consacrerait au soin et à la sauvegarde des chats errants de la rive ouest de Louxor.
Comments