Le Premier Prophète de Khemenou était un adepte de l'immobilisme, à la lettre et dans l'esprit. Il nourrissait une hantise des innovations, pour lui proches de la subversion. Comment était-il devenu prêtre de Thot lui qui n'était animé par aucune curiosité ? La seule idée d'un bouleversement, même minime, lui sapait le moral, le rendait d'une humeur massacrante. Toute sa philosophie de la vie reposait sur le respect absolu de la hiérarchie. Un bon prêtre est celui qui respecte les ordres, s'en tient à ce qu'on a dit. Un bon Thot est un dieu qui ne respecte pas l'ordre établi. Notre homme était en complet décalage avec la pensée hermétique. On se demandait même s'il n'en avait jamais lu une ligne.
En le nommant à cette charge le clergé d'Hermopolis s'était dit que cet homme, si différent du précédent, allait remettre la cité sainte sur la bonne voie de la Tradition. En effet, son prédécesseur était un prêtre déroutant qui adorait cette sentence de Thot : Secouez le palmier doum et si vous êtes chanceux, vous prendrez une noix sur la tête. Mystères de l'illumination ! Il ne retenait du dieu qu'il servait que son côté lunaire et capricieux, ses propos obscurs donnant à la vie un sens inattendu. Il préférait le jardin à la bibliothèque, nourrissait lui-même les ibis sacrés qui s'ébattaient autour du lac. Il répétait à qui voulait l'entendre qu'il n'y avait rien dans le naos du dieu, rien d'autre qu'un vide abyssal que, personnellement, il trouvait fascinant et digne d'éloge.
Il avait fait bénéficier d'une retraite anticipée tous les desservants trop sérieux qui promenaient dans la ville une gueule de six pieds de long tout en respectant leurs vœux de silence lorsqu'ils étaient seuls. Thot est silencieux, ce qui est préférable pour un dieu qui multiplie les énigmes quand il daigne ouvrir le bec.
Le nouveau supérieur, lui, ne goûtait pas les énigmes. Dès son avènement, il avait entrepris de purger les textes hermétiques de tout ce qui lui paraissait obscur, c'est-à-dire à peu près tout. Résultat : d'énigmatiques, les textes étaient devenus abscons au point de dérouter les plus savants exégètes du dieu babouin qui ne répugnait pas à passer d'un excès dans l'autre.
Du haut de la Douat, feu le Premier Prophète se réjouissait de la déconfiture de son remplaçant en se disant qu'avec Thot on ne serait jamais au bout de ses surprises.
Les doigts dans le nez, il passa l'épreuve de la pesée du cœur sur la balance de Maât. Il est vrai avec l'aide se son dieu auquel Maât n'avait rien à refuser.
A Khemenou, à force d'immobilisme, l'édifice thotien commençait à s'effriter. Tout était figé par le manque de curiosité et d'entreprise. Le Premier ne sortait plus de sa maison. Il n'avait du reste jamais imaginé d'ouvrir la porte du naos de peur de voir confirmées les assertions de son prédécesseur. Il n'avait pas tort. Devant tant de résistance passive, Thot avait déserté son sanctuaire et plus aucun secret ne traînait dans les coins, nommés Arcanes par les Hermopolitains.
Cependant, la patience de Thot avait atteint ses limites devant ce prêtre qui s'acharnait à ne pas changer un iota à la doxa. Il demanda à Zeus-Ammon de le foudroyer pour lui mettre un peu de plomb dans la tête et surtout pour s'en débarrasser car il commençait à s'ennuyer. Il avait le besoin urgent d'un petit nouveau frétillant qui le harcèlerait de questions sans le supplier de fournir une réponse. Il ne lui demanderait qu'une seule chose : ne pas être converti mais subverti au gré des circonstances passagères. Il ne voulait pas d'un desservant mais d'un complice.
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