Difficile d'avoir à écrire tous les jours un papier sur la manière dont les Cairotes géraient leur vie dans une cité folle et surchauffée mais courageuse. A l'origine, j'étais venu en Egypte pour apprivoiser le désert. Raté, j'avais atterri dans un maelstrom humain que rien ne semblait pouvoir calmer.
Je suis arrivé sans idées préconçues, je ressens à présent une menace diffuse aux ongles vernis de noir. Le magazine pour lequel je travaille n'aime pas les articles de fond, il préfère les instantanés, les évocations sans charme de la banalité en prise directe avec une réalité particulière. Je redoutais donc que survienne un évènement excessif comme un attentat, un tremblement de terre, l'assassinat du chef de l'Etat ou même l'apparition d'un village d'igloos sur la place El Tahir.
J'ai une confiance très limitée quant à l'efficacité du personnel du modeste hôtel où je loge au fond d'une impasse, trop innocent pour repérer un sérial-killer dans les couloirs mal éclairés du troisième étage. Devant la porte de l'ascenseur en panne, un employé astique à longueur de journée avec des rondelles de citron un cache-pot en cuivre datant au moins du roi Farouk.
Certains jours, je n'ai pas envie de sortir de l'hôtel. Je fais traîner le petit-déjeuner, dévore plusieurs vache-qui rit, bois des sodas glacés et discute avec des clients à la gueule de malfrats levantins. Quand on ouvre la porte, l'odeur de la ville s'engouffre dans le hall comme l'haleine rance d'un lendemain d'enterrement de vie de garçon.
Plutôt que de sauter dans un taxi déglingué, je m'imagine un soir d'hiver sous une couette avec un bon livre, plutôt un polar que le Discours de la Méthode qui m'a toujours paru d'un ennui mortel.
Tout est normal, me dis-je, tu ne risques rien, Le Caire n'est pas une ville pour Jack l'Etrangleur. Il faut toutefois se méfier des tueurs virtuels qui pointent leur truffe sur le Net. A 10h30, le climatiseur fait le bruit d'une locomotive lancée à toute allure dans la prairie. Je suis frigorifié. J'ouvre la fenêtre et le bruit de la locomotive est remplacé par le vacarme que fait une fusée de la Nasa en train de décoller. Je pourrai toujours écrire un article sur la pollution sonore du Caire mais les Egyptiens qui ne remarquent rien d'anormal trouveraient cela sans intérêt dans la mesure où il s'agit d'une pathologie évolutive.
La sexualité est un sujet tabou dans les médias égyptiens. C'est à croire que leurs innombrables bébés sont nés par l'opération du Saint Esprit ou par manque d'informations sur les moyens contraceptifs. Même les chauffeurs de taxi ne parlent pas de sexe. Ils affirment que ce sujet n'est jamais abordé dans les pages du saint Coran. Cinq enfants à charge et une épouse toujours féconde méritent bien un bon bakchich sans qu'il soit besoin de révéler ses sources !
Je comprends vite qu'une narration logique nuirait à donner une idée claire de la vie des Cairotes. Mille petits incidents ne font pas un évènement dans un océan de bruits auquel personne ne prête attention. Il doit pourtant se passer des choses hallucinantes dans cette mégapole : des hommes ne portant pas de slip sous leur galabeya, des enfants égorgeurs sur la colline du Mokatam, des touristes complètement barrés et, dans les souks, des disparitions inexpliquées. Un grand fellah de Haute Egypte a quitté sa palmeraie et n'en croit ni ses yeux ni ses oreilles. Il n'imaginait pas ainsi le paradis urbain d'Allah. Le décor idéal pour tourner une série où pullulent les anomalies que personne ne remarque, des policiers à l'air louche, des créatures à la sexualité ambigüe passant des jours à faire du shopping dans les gigantesques centres commerciaux établis sur le sable, à la périphérie de la ville. Un profiler épuisé pleure dans un vieux café de la rue Talaat Harb où l'on ne sert que du thé. Un bon coup de bourbon lui aurait pourtant remonté le moral. Là où le mollah veille, l'alcool officiellement ne coule plus !
Tard dans la soirée, je reste à l'hôtel en me demandant si Tchouang-Tseu a réellement existé et si je vais découvrir sous mon lit le corps mutilé d'un homme assassiné. Par-dessus tout, je redoute de trouver une Bible adventiste dans le tiroir de ma table de chevet où je conserve plusieurs boites de préservatifs haut de gamme.
De l'autre côté de la rue, sur un panneau publicitaire lumineux, une ménagère, sexy selon les critères égyptiens, me lorgne d'un air à la fois vicieux et gourmand. C'est une pub pour une cuisinière à gaz permettant de concocter un foul crémeux et une excellente mouloureya. On ne peut pas être en même temps à l'intérieur d'un thriller et vaquer à ses petites occupations.
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