top of page

LA VIE DES SCRIBES

Khéty et moi étions des scribes appartenant à l'intendance de l'armée royale, au plus bas de l'échelle hiérarchique. Nous n'écrivions pas des compte-rendu de séjour dans la Douat mais des listes de fournitures nécessaires à l'approvisionnement des soldats, surtout les fantassins et la piétaille. Des scribes plus confortables étaient au service du prestigieux corps de la charrerie de Sa Majesté.


Nous menions une petite vie pas très exaltante. L'état nous fournissait le pain, les oignons, les salades et, par jour, quelques rasades d'une bière tiédasse mais agréablement aromatisée.


Khéty était un garçon plutôt petit, au nez proéminent, toujours joyeux. Ses doigts fins et souples étaient parfaits pour manier un calame. Pour soulager son dos, il marchait plusieurs heures par jour, ce qui lui permettait de rencontrer des paysans au milieu de leurs champs. Il aimait parler avec eux et le soir, me répétait leurs échanges, leurs remarques sur le cours des choses, leurs doutes sur l'existence des dieux, mis à par ceux qui font pousser les vigoureuses laitues de Min. En dehors de la période de la décrue, ils ne travaillaient jamais dans l'urgence et profitaient pleinement des jours de fête qui jalonnaient l'année. Ils pouvaient attendre pendant des heures le passage de la nef royale en espérant apercevoir Sa Majesté ou la reine qui, le plus souvent, restaient invisibles à l'intérieur de leur cabine. Khéty tenta de leur expliquer que le roi était trop sacré pour être vu par le premier venu. Ils ne le crurent pas. Pour eux, ce qui n'était pas visible n'existait pas. Si on l'avait écouté, il aurait fini par vous faire croire que c'était un leurre que l'on promenait de la première cataracte au delta pour donner l'illusion que le double royaume était entre de bonnes mains.



Khéty rangeait soigneusement ses affaires, particulièrement son matériel d'écriture, calame, couteau pour découper les feuilles de papyrus, polissoir, godets à encre, à l'intérieur d'un coffret en bois qu'il avait lui-même décoré de chats transformés en gardiens d'oies ou au service de souris parées comme des princesses. Il prétendait que seul l'ordre attire la bienveillance des génies des hiéroglyphes blottis à l'intérieur de certains signes en apparence inoffensifs.


Dès qu'il le pouvait, il revenait aux divins signes. Il appréciait peu l'écriture démotique, tout juste bonne à griffonner des travaux de comptable, à rédiger de mesquins rapports administratifs que personne ne lirait à part, dans quelques millénaires, des historiens binoclards à l'affut de la moindre trace d'activité cérébrale chez les peuplades nilotiques.


Il m'avoua un jour qu'il aurait aimé que l'étrangeté l'habite plus souvent. Trop furtifs restaient les moments où il avait le sentiment qu'il avait posé le pied sur un territoire fluctuant où même les Sphinx ne s'aventuraient pas. Peut être qu'un modeste scribouillard avait aussi besoin d'autre chose de moins concret, de plus saugrenu, à densité variable.


Un matin, il me dit : Ce serait mieux si nous passions la journée à ne rien faire, à rêvasser en mâchonnant des calames, à siroter de la bière en attendant que se lève la douce brise du Nord.


Il marchait sur le sentier qui longe le fleuve quand il fut terrassé par la brûlure du soleil. Râ réprouve les paresseux qui se promènent le jour et dorment la nuit en oubliant qu'ils ont eu la chance d'apprendre à lire et à écrire.

Comments


bottom of page