Nitouâ, ma grand-mère maternelle, était née au début du règne de Ramsès IX. C'était une femme splendide affectionnant l'imprévisible. Elle préférait les déesses aux dieux mais ne pactisait vraiment qu'avec le petit génie domestique qui logeait dans son four à pain.
Sans en avoir l'air, elle rejetait les notions de balises, de limitations, d'impératifs. Elle n'en faisait qu'à sa tête et affirmait que les arbres de son jardin étaient ses véritables guides spirituels. Elle passait des heures à écouter la musique du vent agitant les branches et les feuilles. Assise devant la porte, elle contemplait les lointaines montagnes désertiques en se demandant qui ou quoi allait surgir de cette immensité minérale.
Elle aimait tenir ce genre de propos : A peine morte, vous m'aurez oubliée, ainsi je serai tranquille dans un coin bien balayé de ma tombe. Ne venez pas m'importuner avec vos jérémiades, ne venez pas perturber mon éternité silencieuse et confortable. Acceptez l'idée non pas que je suis morte mais que je n'ai jamais existé. Les morts encombrent trop souvent la mémoire des vivants. Les rites funéraires donnent bonne conscience aux vivants. En fait, ils sont destinés à vous envoyer le plus loin possible pour vous ôter l'envie de revenir. Qui, d'ailleurs, voudrait revenir sur cette planète où tout ce qui vit finit par mourir ?
J'avais un oncle maternel qui jouissait d'une solide constitution et de revenus confortables. Gérer tout cela le fatiguait. Avec son chat, il se retira dans une hutte de roseaux plantée au milieu d'une île ombragée de palmiers et de sycomores. Son seul souci était de ne ressembler à personne, de ne pas s'épuiser à courir après des chimères. Maudit par la famille, il était interdit de lui rendre visite. Diktat qui titilla ma curiosité. Je dérobai la barque d'un gros garçon bêta et m'aventurai sur l'île. Je m'embusquai derrière un tamaris pour guetter l'apparition du solitaire. Les heures passèrent, rien ne bougeait. Je m'endormis, je rêvai que l'oncle s'était transformé en crocodile ou en tilapia. A mon réveil, je m'enhardis et entrai dans la cabane. Des fèves cuisaient dans une cassolette, je sentais une présence. Je fouillai tous les recoins de l'île. Personne, l'ermite s'était volatilisé.
Bien plus tard, j'ai compris qu'il était là où on ne l'attendait pas, ce qui lui permettait de rester invisible.
Quelques années après, je suis revenu sur les lieux de mon aventure. L'île avait disparu, emportée par le fleuve. Il ne restait qu'un maigre banc de sable où déambulaient des échassiers nonchalants. L'un d'eux ressemblait vaguement à mon oncle.
Quand je me promène sur les rives du fleuve, j'espère toujours que va surgir Nitouâ, sortant de l'eau ou tombant d'un arbre et me disant entre quatre yeux : Ne sois pas trop sage, ma fille, jouis en toute quiétude du luxe inouï que procure le royaume de Kemet à ceux qui en chantent les louanges. Tout retournera au Noun qui n'est pas le chaos mais la réorganisation bien programmée de tout ce que nous n'avons pas encore été. Si tu trouves une île, ne la laisse pas s'évanouir.
Je n'ai rien fait aujourd'hui, c'est encore ce que je fais de mieux. Je n'ai pas répondu aux injonctions de mon cellulaire. Aucune étoile ne s'est éteinte. Nonna veille sur moi depuis un des luminaires de la constellation du Scorpion.
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