En grec le mot mystique signifie simplement silencieux.
Pascal Quignard, La barque silencieuse.
J'étais tourmenté par de mauvais pressentiments. J'aimais me promener au bord du fleuve qui m'était très familier. Je goûtais ses odeurs qui changent au fil du temps et des saisons. Nous sommes les enfants du fleuve. Nous ne pouvons imaginer de vivre loin de lui.
Je devais me rendre à Memphis et trouvai un bateau pour cette navigation d'une bonne semaine. Au moment d'embarquer surgit un homme qui avait aussi retenu sa place sur le navire.
L'idée de naviguer avec ce bavard me contrariait. Sur l'eau, je n'ai pas envie de parler ni d'écouter ni de faire semblant de m'intéresser aux autres. Sur l'eau, dans le silence, mes pensées vagabondent, les souvenirs remontent.
Il parlait à toute vitesse, son élocution était passablement délabrée, sa voix déplaisante. Je me tenais à distance car il postillonnait et repoussait du couvercle. Ce qu'il racontait n'avait rien d'essentiel, n'aurait pas retenu l'attention du moindre biographe. C'était pire encore que tout ce que j'avais craint.
Nous n'avions pas encore commencé à naviguer qu'il m'avait déjà farci la tête. Il ne connaissait rien à la navigation mais au moment de l'appareillage, il commenta toutes les manœuvres d'un air docte. Comme nous allions vers le nord, le bateau fut placé au milieu du fleuve pour profiter de la force du courant.
Je cherchais à m'isoler, il me rattrapait sans que j'arrive à couper le son. Il parlait de plus en plus fort.
Je tentai d'orienter la conversation sur Thot, répétant à l'envi qu'il aimait les silencieux et détestait les bavards. Il répliqua en affirmant que ce dieu mutique et prétentieux était ridicule. Si les dieux nous ont donné une langue, c'est pour nous en servir.
Il parlait maintenant de ses bobos, ceux de sa mère, de sa fille, de sa belle-mère. Toute la famille y passa. Je n'avais jamais réalisé qu'on pût souffrir d'autant de maux.
Le capitaine nous rejoignit avec une cruche de bière. Rouge, parfumée, pas très fraîche, elle fut rapidement engloutie. Mon bavard faillit s'étouffer en tentant de parler et de boire en même temps. J'offris une seconde tournée, bientôt suivie d'une troisième. Nous étions vraiment pompettes. Le blablateux tenait maintenant un discours complètement incohérent. Il faisait de grands gestes désordonnés. Il s'approcha du bastingage, trébucha sur une corde, passa par-dessus bord. Je plaignis les poissons qui allaient devoir le supporter et les crocodiles qui, soi-disant, n'ont pas de langue. Ils allaient pouvoir en déguster une bien pendue.
Je remerciai Djéhouty et repris mes rêvasseries pendant les cinq jours de navigation restants.
Dans le port de Memphis, un couple bien propret attendait l'homme englouti. Le capitaine et moi jouâmes la surprise. Nous n'avions jamais vu ce voyageur. Toutefois, on n'osa pas dire que nous n'en avions jamais entendu parler.
Pendant des années, je n'ai parlé à personne de cet épisode de ma vie. Je pense à juste titre qu'il valait mieux le taire.
On retrouva son corps en partie dévoré par les sauriens. Selon notre coutume, cette moitié eut droit à une momification gratuite offerte par les prêtres de Sobek.
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