Nebka exerçait la noble fonction d'arpenteur au service de l'Etat. Il avait compris que pour exister, le monde doit être mesuré, avoir un centre mais que pour être libre, le monde devait outrepasser les limites et expérimenter la démesure.
La profession d'arpenteur relève du sacré. Il est aussi important de mesurer les dimensions d'un temple que celles d'un champ de blé. Les oiseaux du dieu volent aussi bien au-dessus d'un temple que d'un champ de céréales.
Au fond, rien n'est exclusivement sacré ou profane. Une touche de profane dans le sacré ne fait de mal à personne. Un soupçon de sacré dans le profane lui donne un peu de relief et parfois même l'envie de vivre. Il faut savoir se positionner autrement, ménager les cassures, accepter les ruptures.
Nebka commençait à réaliser qu'un monde trop bien organisé finit par devenir dangereux. Dans les champs dévastés par la crue, il avait l'impression d'être au milieu du chaos. Dès qu'il tendait sa corde, le chaos battait de l'aile. Les limites étaient fixées par des pieux plantés dans le limon. Les paysans le suivaient et l'observaient attentivement. Si les limites manquaient de précision, c'était la porte ouverte à toutes les querelles de voisinage.
Un jour, le palais fit appel à lui pour participer à un rituel de fondation de temple. A cette occasion, il comprit qu'arpenter était aussi un acte rituel. Mais, qu'est-ce qui n'est pas rituel dans une théocratie !
Le rite sanctifie l'espace, l'espace sacralise le rite.
Nebka s'était demandé qui décidait qu'un territoire était sacré. Les uns disaient que c'était un dieu qui le choisissait, d'autres que c'était un animal qui soudain s'arrêtait et refusait d'aller plus loin. Cette idée plaisait à Nebka qui faisait plus confiance aux animaux qu'aux dieux. Une ânesse portait ses lourdes cordes et les piquets. Il l'aimait, ne la houspillait pas quand elle décidait de déguster un repas de luzerne.
Nebka passait le plus clair de son temps à arpenter des champs mais il mesurait parfois des choses plus étranges : une crypte dans un temple pour vérifier qu'un Esprit n'avait pas modifié l'espace entre les quatre murs, un bloc dans une carrière qu'un artiste destinait à la statue d'un prêtre astronome, l'espacement entre deux sphinx qui donne un rythme au dromos.
Il vérifiait aussi la hauteur des marches, la longueur d'une rampe, la largeur des portes, les limites à ne pas franchir quand on s'approche des ténèbres.
Le maître qui lui avait enseigné son art lui avait appris que l'espace et le temps sont deux choses qui permettent à l'homme de se structurer, de ne pas dériver dans les eaux noires du Noun qui, lui, échappe à toute mesure. Tout est une question d'échelle. Le temps et l'espace ne sont pas les mêmes pour Ptah, Khnoum, Hathor ou Neith.
Pour Ptah, l'espace est la distance entre la forge et l'enclume.
Pour Khnoum, il suffit d'évaluer le périmètre de l'île .
L'espace d'Hathor est l'adéquation entre le sistre et le miroir.
Pour Neith, il faut calculer la distance exacte qui permet à la flèche de se planter au centre de la cible.
La corde d'arpentage, outil fondamental des géomètres égyptiens, sert à mesurer symboliquement les quatre coins du ciel pour prendre possession de l'univers.
Elle est assimilée au cordon ombilical.
Le patron des arpenteurs est Khnoum-Chou, association d'un dieu artisan et d'une puissance lumineuse abstraite.
Elle est graduée en coudées royales de 52,5 cm. La longueur réglementaire est de 100 coudées. Son nom est nwh. L'administration peut ordonner un contrôle de la corde d'arpentage. L'arpentage est une opération délicate qui requiert une honnêteté sans faille. Il est confié à des personnages de haut rang travaillant avec une équipe de spécialistes. Il y a celui qui tient la corde, celui qui la tend, celui qui plante les piquets.
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