Moutnofret n'avait jamais accompli le pèlerinage en Abydos.
Née dans une famille d'obédience osirienne, elle avait pourtant quelques réticences envers ce dieu découpé en morceaux, décapité, émasculé, livré à toutes les souffrances. Trop cru, trop injuste, trop insupportable, trop doloriste. Moutnofret était plutôt hédoniste.
Elle préférait les dieux plus solaires comme Nefertoum ou les déesses plus radiantes comme la splendide Hathor. Elle ne savait pas qu'il est imprudent de rejeter un dieu ou de trop en vénérer un autre.
Elle possédait une maison confortable, un jardin frais et apaisant, des vêtements et des bijoux adaptés à chaque saison, des enfants choupinets, un époux passable. Ses parents étaient morts, elle s'entendait plutôt bien avec ses sœurs. Son fils aîné venait d'entrer dans la marine royale.
Qui aurait imaginé les bouleversements qui allaient suivre ?
Avec sa voisine, elle aimait flâner sur le grand marché de la capitale qui débordait de toutes les richesses de Kemet. On y voyait aussi des nains acrobates, des charmeurs de serpents, des marchands de perles de verre, de miroirs, de ravissantes sandales, des mendiants insolents, des mages à la mine inquiétante qui proposaient des antidotes aux poisons les plus virulents.
Elle ne comprenait pas pourquoi mais depuis quelque temps, elle éprouvait une sorte de lassitude, de mal de vivre, comme si quelque chose commençait à s'effondrer à l'intérieur. Elle n'avait jamais parlé de tout cela à personne, aussi fut telle stupéfaite quand un inconnu entre deux âges mais de belle prestance lui lança : Alors, Moutnofret, pour une mémère, il n'est pas toujours facile d'être heureux ! Tu ferais bien d'aller faire un tour du côté de chez Oupouaout.
Elle allait tancer cet insolent mais il avait déjà disparu.
Dans les jours qui suivirent, elle repensa souvent à cette étrange rencontre et fut hantée par le nom de ce dieu qu'elle ne connaissait d'aucune manière.
Elle consulta une de ses sœurs qui en connaissait un rayon sur les dieux et les hiéroglyphes.
Elle lui apprit qu'Oupouaout était un ancien dieu loup dont le nom signifiait l'Ouvreur des Chemins. Mais de quels chemins était-il question, celui qui serpente entre les champs, celui qui se lance à l'assaut de la montagne, celui qui grimpe dans les hauteurs du ciel ou encore celui qui descend dans les profondeurs de notre être ? Bien avant Ousir, il était le premier occupant divin d'Abydos, au cœur de cette partie de Kemet qui est le royaume des loups.
Moutnofret lui confia alors son mal-être et elle lui conseilla de se rendre en Abydos pour en parler avec le loup sacré, un des protecteurs naturels de la monarchie dont le ren secret était Sed.
Elle lui montra un petit bas-relief pout la familiariser avec lui. On y voyait un grand loup noir dressé sur des pattes immenses, bien campé sur une enseigne, les oreilles droites et nanti de la longue queue touffue des loups égyptiens. Devant lui se dressait un cobra qui est la déesse Outo, maîtresse de la ville de Bouto dans le Delta. Près du serpent émergeait une sorte de bourrelet nommé Shedshed évoquant un groupe d'étoiles, une constellation. Toutefois on n'était pas très sûr de ce que représentait cet objet singulier.
En se rendant dans la ville sainte, elle en apprendrait sans doute beaucoup plus.
Moutnofret était perplexe. Quels liens, elle qui était une paisible mère de famille, entretenait-elle avec cet impressionnant dieu guerrier détenant les secrets du monde et du supramonde ?
Après de multiples tergiversations, elle décida de tenter l'aventure et trouva un bateau de pèlerins qui se rendaient dans cette cité qu'elle ne connaissait pas et qui l'effrayait un peu parce qu'elle avait d'étroites relations avec l'intrigant monde des morts.
Pendant la navigation, elle fit la connaissance d'une guérisseuse qui avait fait de nombreux allers et retours en Abydos. Elle était une fervente d'Aset et d'Ousir mais elle connaissait plutôt bien le loup Oupouaout et ne fut pas avare de commentaires. C'est le gardien du téménos abydénien, le plus vieil ancêtre de notre roi. Il ouvre la route de la barque nechemet dans le monde inférieur et les défunts s'identifient à lui pour libérer leur voie vers la lumière de l'aube.
En tant que compagnon d'Ousir il porte le nom de Sekhemtaoui, la Puissance des Deux Terres. Il accompagna le dieu vert dans sa conquête pacifique du monde et fut chargé d'éloigner ses ennemis. Il marchait en éclaireur devant le cortège divin, il ouvrait les chemins, d'où son titre de Celui qui est en avant des dieux.
Moutnofret, de plus en plus dubitative, interrogea la guérisseuse : Je ne comprends toujours pas ce que j'ai à faire avec ce dieu. Pourquoi a-t-il débarqué dans ma vie ?
Le hasard n'existe pas, lui répondit-elle. Tu as bien fait de te décider à lui rendre visite, il va répondre à tes questions. Tu es dans la main du dieu. Par ailleurs, tu vas le voir, Abydos est un endroit plein de surprises.
Cette dernière précision ne rassura pas du tout Moutnofret. Elle se demanda si elle n'allait pas faire demi-tour et retrouver sa famille.
Elle arriva dans la cité pure à la tombée de la nuit et trouva difficilement un logement car les pèlerins, les prêtres, les voyageurs, les mages envahissaient les lieux. On n'était pourtant pas en période de fêtes ou de célébrations majeures. Il faisait froid, elle grelottait sous un léger abri de toile, elle pensa à ses enfants, elle avait envie de pleurer.
Dès les premières lueurs de l'aube, après avoir avalé quelques galettes de froment et des dattes, elle se mit en quête du sanctuaire du loup.
Il lui fallut marcher une bonne heure en direction du nord avant de découvrir les hautes murailles en briques de l'austère sanctuaire de l'Ouvreur des Chemins. Une seule porte permettait d'y accéder, pas de gardien, la porte était ouverte. Elle entra et se trouva dans une immense cour à ciel ouvert au centre de laquelle était posée une imposante table d'offrandes en pierre noire. Pas de statues, pas d'inscription. Un immense sentiment de solitude et d'étrangeté s'abattit sur elle. Où se cachaient le Loup divin et ses desservants ?
Soudain, un prêtre chauve vêtu d'une longue robe de lin sembla surgir de nulle part.
Il lui demanda d'une voix rauque :
- Qui es-tu, que fais-tu là ?
- Je suis Moutnofret, maîtresse de maison. Je ne sais pas ce que je fais là.
- Voilà bien une étrange personne ! Sais-tu seulement dans la maison de quel dieu tu es entrée ?
- Oui, le Seigneur loup Oupouaout.
- Enfin, qu'attends-tu de la Majesté de ce Seigneur puissant ?
- Qu'il réponde à mes angoisses, qu'il me dise ce qu'il attend de moi.
Elle lui expliqua tout, son mal de vivre, la rencontre sur le marché, ses enquêtes sur le Loup divin, ses doutes, son besoin de comprendre.
Le prêtre ne la lâchait pas des yeux. Après un long moment de silence, il déclara :
Les dieux s'adressent à ceux qui en ont besoin.
Ecoute bien, Oupouaout a la capacité d'aplanir les obstacles, il prévoit les dangers, il aime ceux qui ne refusent pas le combat, qui savent affronter le Mystère des autres mondes et courir sur les pistes désertiques. Les chemins qu'il ouvre sont ceux de l'esprit. Il donne la force de vivre en accord avec soi-même et avec les autres. Avec lui, tu ne seras pas toujours tranquille mais tu ne feras pas de faux pas, tu bénéficieras d'un rituel funéraire efficace, tu laisseras le souvenir d'une femme qui n'avait pas froid aux yeux, qui a su défendre les siens et ceux qui imploraient son aide contre les forces malfaisantes.
Un conseil, ne rentre pas chez toi, poursuis ton voyage vers le nord, séjourne dans les sanctuaires divins, fais la conquête de tous les territoires de l'Esprit. Oupouaout est devant toi.
Après cela, si tu reviens ici, nous verrons si tu es digne d'être admise aux Mystères des Loups d'Egypte.
J'ai lu ce texte avec plaisir. Merci.