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L'HOMME SAUVAGE

Le bateau remontait le fleuve jusqu'à Waset. Houy Le Fils de Hapou revenait des carrières du Djebel el Akhmar où il avait choisi deux blocs de quartzite d'où sortiraient des colosses royaux destinés au Temple des Millions d'Années d'Amenhotep III. Quelques jours avaient suffi pour repérer les blocs dans la carrière, les extraire du ventre de la montagne, les tailler puis les embarquer sur des barges réservées au transport de ce matériau rare et précieux.


Houy se mit à parler avec le maître des carriers qui avait quitté son chantier pour accompagner les blocs jusqu'à leur destination finale. Il devait s'entretenir avec les sculpteurs, leur expliquer comment il fallait apprivoiser la pierre, ne pas la violenter mais au contraire nouer avec elle des rapports de complicité et de tendresse.

Houy lui avait enseigné tout cela quand il était encore un enfant et bien d'autres choses encore. Il disait par exemple que les pierres et les humains font parfois les mêmes rêves. Mais s'agit-il de rêves ou d'une réalité de densité différente ? On reconnaît un homme d'exception au parfum minéral qui enveloppe son corps. La beauté est d'abord olfactive, dans la chaleur de l'été ou dans les brumes au-dessus du fleuve quand Hâpy est d'humeur mélancolique.


Les artisans de la pierre connaissent le rythme particulier du cœur de chaque minéral. Ils plaquent la paume de leurs mains contre le sol, collent leurs oreilles sur les parois pour capter les murmures circulant entre les strates où glissent des ondes venues de planètes lointaines.



Par le plus grand des hasards, j'ai rencontré un tailleur de pierre qui ne quittait jamais les carrières où il œuvrait. Il vivait en solitaire, ne supportant pas la présence des hommes. Seul, il était capable d'extraire des blocs énormes et d'une qualité surprenante.

Il entrait dans la mémoire des minéraux, ce qui lui permettait de remonter aux origines de la vie. Après cela, quel intérêt pouvait-il éprouver à parler avec des hommes ordinaires ?

C'était un authentique Homme Sauvage. Il ne reconnaissait l'autorité de personne. On ne le voyait pas, il se confondait avec la montagne, le désert, avec tout ce qui est en demi-teinte, dans des lumières incertaines.

La nuit, il étudiait les ombres projetées par la lune, les encourageant à se glisser dans les fissures qui pénètrent dans les profondeurs pour ensemencer les matrices du basalte, de la granodiorite ou de l'albâtre.


Je me suis bien gardé de lui apprendre quelque chose, de lui révéler des secrets qu'il aurait tenus pour inutiles. Je suis resté quelques jours avec lui en m'efforçant de faire le moins de bruit possible, en me déplaçant peu ou avec des précautions félines. Il n'y avait rien à voir, rien à comprendre, seulement à laisser les courants s'enchevêtrer et l'aventure intérieure se poursuivre.

Je compris que je devais partir quand une chouette se posa sur son épaule.

La mort depuis longtemps avait déserté son territoire pour ne pas lui infliger de blessures inexplicables.



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