Le Fils de Hapou attendit la 5e année du règne d'Amenhotep III pour lui dire :
- Tu ne peux plus continuer à régner ainsi. Tu es dans l'ignorance de certaines choses attachées à la fonction royale. Tu vas poser tes couronnes et tes sceptres, oublier que tu es le maître. Tu vas venir seul avec moi pour le rencontrer.
- Rencontrer qui ? Et qui te dit que j'ai envie de le rencontrer ?
- Tu n'as pas le choix sinon tu resteras un petit monarque insignifiant qui enfantera une descendance médiocre.
- Dis-moi Houy, ce personnage en saurait-il plus que toi ?
- La question n'est pas là. Il a certaines qualités qu'aucun autre ne possède. Il porte le titre d'Héritier Unique.
- Héritier de quoi ?
- De ce que tu es incapable de concevoir, d'imaginer.
- Tu me prends pour un idiot ?
- Non, mais tu es un jeune insouciant et imprudent.
- Imprudent ?
- Penses-tu que régner sur Kemet soit sans danger ?
- Je n'ai peur de personne. Les Shemsou me protègent, tu me conseilles, mon épouse est une femme déterminée, je suis entouré de serviteurs fidèles.
- Un roi, plus qu'un autre, est en sursis.
- Qu'est-ce que tu as ce matin ? Tu essayes de me faire peur ?
- Un peu d'inquiétude dans l'esprit ne te fera pas de mal.
- Comme d'habitude, tu ne réponds pas à ma question.
Qui est cet Héritier Unique et pourquoi est-il si important que je le rencontre ? Il pourrait venir au palais.
- Il ne se déplace jamais, ne quitte pas son domaine, le roi lui-même doit venir jusqu'à lui.
- Il vit dans un temple ?
- Non mais dans une caverne du montagneux désert de l'Est, à plusieurs journées de marche d'ici.
- Tu veux dire que nous allons nous y rendre à pied ?
- Oui, toi et moi, sans escorte avec deux ânes pour porter les provisions, l'eau et des offrandes pour l'Héritier.
- En plus, je dois lui faire des cadeaux ?
- Un roi est celui qui distribue ses richesses.
- Tout cela me dépasse et si, en plus, je n'avais pas envie de marcher ?
- Un peu d'exercice ne te fera pas de mal. Je trouve que tu commences déjà à t'empâter. Encore quelques années et nous aurons un gros poussah sur le trône des Deux Terres.
- Décidément ce n'est pas ton jour d'amabilité. Ce déplacement ne me dit rien qui vaille. Pourquoi aller consulter un vieux cavernicole dont je n'ai toujours pas compris la fonction.
- Tu comprendras quand le moment sera opportun.
- En fait, ce n'est pas une invitation mais un ordre.
- Nous partirons demain à la dernière heure de la nuit.
Houy aimait ce moment où Khépri sort de l'Horizon Akhet. A moitié endormi, le roi avançait comme un somnambule. Ils tenaient chacun un âne par la bride. Quand la lumière bascula, les deux ânes se mirent à braire, ce qui était un bon présage.
Sa petite Majesté était de méchante humeur. Houy l'avait prévenu qu'il ne répondrait pas à ses questions. La marche d'approche se ferait dans le silence. Qui a envie de parler dans le désert ? Pour avoir moins chaud, ils marchaient une partie de la nuit. Ils mangeaient des légumes et des fruits, des dattes et des figues sèches.
Houy marchait pieds nus sur le sable brûlant. Amenhotep craignit un moment qu'il ne l'oblige à en faire autant. Avec lui, on pouvait s'attendre à tout. Il réalisa qu'il régnait aussi sur un royaume de sable et de rochers. Il commençait à aimer ce désert qu'il découvrait pour la première fois.
Quatre jours plus tard, Houy se décida à parler
- Regarde cette falaise qui va bientôt nous barrer la route.
- Ne me dis pas que nous allons l'escalader.
- Si car la caverne est à mi-pente. Il y a un sentier qui serpente au-dessus du vide. J'espère que tu n'as pas le vertige.
- C'est toi qui me donne le vertige.
- Je vais t'accompagner jusqu'à l'entrée puis je redescendrai pour tenir compagnie aux ânes.
- J'ai compris, tu préfères la compagnie des ânes à celle de ton roi.
- Ce n'est pas inexact mais tu dois le rencontrer seul. En fait, il n'y a que toi qui puisse le rencontrer. Bonne chance !
- Attends, comment devrais-je m'adresser à lui et pour lui demander quoi ?
- Tu improviseras, tu t'adapteras. Au début, adopte un profil bas puis prends peu à peu du poil de la bête.
- Ce n'est guère rassurant et toi tu n'hésites pas à me laisser seul avec quelque chose dont les réactions peuvent être imprévisibles.
- Arrête de geindre et grimpe. N'oublie pas les présents. C'est drôle, le roi de Kemet est maintenant un porteur.
- Si ça tourne mal, tu me le paieras, Houy.
- Si les choses tournent mal, c'est que tu n'auras pas eu le courage d'affronter les monstres. Si tu n'es pas redescendu ce soir, je regagnerai seul Waset.
Amenhotep était abasourdi. Il n'arrivait même plus à penser. Dans un état second, il commença l'escalade.
Depuis l'entrée la caverne semblait immense, tapissée d'une lumière blonde. On se croirait à l'intérieur d'un crâne, pensa le roi. Rien ne laissait présager la présence d'un monstre. Amenhotep déposa ses cadeaux sur le seuil : de l'encens, de l'or, des parfums, des plumes, des amulettes en bois précieux.
Une voix emplit soudain tout l'espace de la caverne.
- J'ai aimé la façon dont tu as déposé tes offrandes.
- Où es-tu ? Moi j'aimerais te voir, savoir qui tu es vraiment.
- Houy ne te l'a pas dit ?
- Des choses nébuleuses, comme à son habitude.
- Houy est l'intelligence suprême.
- C'est pour cela sans doute qu'il ne s'exprime que par énigmes.
- La seule énigme c'est toi, jeune monarque.
- Et toi, qui es-tu ?
- Je suis ce que tu es et ce que tu n'es pas.
- Ce que je ne suis pas encore ?
- Non, ce que tu ne seras jamais.
- De plus en plus clair. Si tu es le maître de Houy, je vois qu'il a été à bonne école.
- Je ne suis pas son maître. Houy sait se tenir en marge.
Le roi scrutait chaque recoin de la caverne céphalique. Il ne détectait aucune présence. Cette voix serait-elle celle de l'univers minéral ?
- Vas-tu me dire enfin qui tu es ?
- Celui qui partage ton secret.
- Et quel est ce secret ?
- Toi et moi sommes le roy de Kemet. Tu es la partie visible de la théocratie, je suis la composante invisible. Tu règnes depuis cinq ans et moi depuis des millénaires. Nous sommes la permanence dans le changement afin de ne pas rompre le fil de l'Histoire et la trame de la légende.
Ecoute-moi bien, Amenhotep ! iI s'agit maintenant de vivre en même temps sur tous les plans. Les plans de manifestation, d'occultation, de conscience, les plans qui permettent aux événements de s'enchaîner en évitant les coups funestes du hasard.
Avançons le jour et progressons dans la nuit. Ne prenons en compte que les substances non délimitées. Laissons ouvertes les portes qui donnent sur le jardin.
Je navigue avec toi dans tes rêves.
Notre cryptogramme est le Serpent Ouroboros. Tu en feras tatouer un autour de ton nombril.
Nous resterons hors de portée des prédateurs car ils n'ont aucune conscience de l'Invisible.
Même quand tu seras mort, même quand Kemet aura été balayée par l'Histoire, je resterai le détenteur de cet héritage incomparable.
Ils avaient pris le chemin du retour. Les deux ânes trottinaient devant eux.
- Tu n'as rien à me demander, Houy ?
- Non, je ne veux pas m'encombrer de tes secrets.
- Si tu ne me sers plus à rien, je vais être obligé de me débarrasser de toi.
- Djéhouty en soit loué ! Je me retirerai à Athribis et me consacrerai à l'étude de nos écrits, de nos rites les plus anciens.
- Je plaisantais, Houy. Je préfère te garder près de moi, te surveiller afin que tu ne multiplies pas les énigmes.
De retour au palais, Amenhotep ne parla à personne de son aventure.
Commença alors le règne de la splendeur.
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