Nefersekhrou le potier était l'homme le plus farfelu que j'aie rencontré. Son épouse, Anouket ne lui cédait en rien. C'était un couple de farfelus. Je les aurais volontiers achetés s'ils avaient été à vendre. A défaut, j'ai passé avec eux des journées entières à jouir du côté insolite des gens, des choses, des situations.
Les vases qu'ils tournaient ne ressemblaient à rien de connu dans le noble art de la poterie. Ils affectionnaient les formes qui déroutent les yeux et l'esprit. Tout reposait sur un subtil décalage entre ce qui était et ce qui aurait pu être.
Nefersekhrou m'expliqua avec force digressions qu'il ne voulait pas aller dans le sens de l'Histoire et faire de son métier un champ d'investigations inédites sur l'art de tourner la terre.
Habituellement, les potiers sont gens consciencieux, peu innovants . En Egypte et ailleurs, ils font les mêmes choses depuis des millénaires. Nefersekhrou était en rupture totale avec cette pratique.
Il donnait une forme carrée à une cruche à vin ou plusieurs becs verseurs à une hydrie. En fait, son système relevait plus de la sculpture que du tournage.
Une de ses œuvres les plus célèbres, qui était exposée au MET de New York avant d'être volée, était un balsamaire destiné à contenir un onguent parfumé. Il lui avait donné la forme à la limite du grotesque d'une reine opulente dont le corps se transformait peu à peu en celui d'un hippopotame. On ne pouvait détacher les yeux de cette pièce d'exception et de ses couleurs surprenantes.
Neferskhrou modelait la terre, Anouket s'occupait du décor et des couleurs. Elle usait de teintures minérales qu'elle allait elle-même chercher dans les montagnes désertiques : des rouges amortis, des jaunes inversés, des ocres veloutés, des bleus beaux à pleurer qui n'avaient pas encore de noms mais s'inscrivaient dans le temps cyclique.
Les éléments de la Nature qu'elle peignait, fleuve, arbres, sauterelles, hérissons, buissons, fleurs étaient bien ceux de Kemet et tout à fait autre chose, tel un paysage vu dans un miroir.
Peut-être voyait-elle le monde comme un oiseau, un serpent, une panthère, un roi osirifié dans le basalte. Un monde neuf et post apocalyptique.
Leur production, qui ne laissait personne indifférent, ne manquait pas d'amateurs. Ils vivaient bien, possédaient une servante nubienne, des chèvres, des vaches, une petite phalange de chats et une maison spacieuse et confortable.
Ils avaient rassemblé une collection unique de vases rouges et noirs de l'époque Nagada, révolue depuis deux mille ans. C'étaient des artisans et des amateurs d'antiques, fins connaisseurs de l'histoire de l'art de leur pays. Certes pas des culs terreux illettrés.
En Egypte, on ne fait pas de distinguo entre artistes et artisans. Les deux sont des magiciens des formes ancrés dans le terreau d'une civilisation amoureuse de perfection plastique.
Un soir, autour d'un bon plat de cailles farcies au blé, Anouket m'expliqua ceci : Khnoum, le netjer bélier d'Eléphantine, est un dieu démiurge et potier. Il a d'abord tourné un œuf contenant tous les germes de la création, suivirent toutes les manifestations du vivant. Il s'est aussi soucié des éléments plus immatériels comme le Ka qui procure de l'énergie aux vivants. Sans le Ka, nous serions des chiffes molles, des constructions sans fondations, des barques sans rameurs ni pilotes. Le Ka est le moteur de notre tour, il donne aux couleurs leur radiance et guide ma main quand je dessine.
J'ai épousé Neferskhrou parce qu'il n'était pas comme les autres. En outre, c'est un homme bon mettant son talent au service de la Maât. Il est en communauté d'esprit avec le Ba de l'argile, de la glaise, du limon. Quand je caresse ses vases, je reconnais le grain de sa peau et son odeur à la fois sèche et suave. Les netjerou œuvrent dans son for intérieur.
Sur le fond d'une coupe, je l'ai représenté assis devant son tour. Je n'ai pu m'empêcher de le doter d'une tête de bélier. Le résultat est surprenant, je ne sais plus s'il s'agit de mon mari ou du Bélier d'Eléphantine.
Nous cesserons de créer quand nous aurons atteint une limite impossible à dépasser. Au-delà, on transgresserait la règle du Rien de trop, on tomberait dans la démesure.
Il sera temps alors de nous coucher dans notre double sarcophage d'argile blanche mis à cuire dans une tombe en forme de tour de potier.
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