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INSOU

La première fois que je suis venu en Abydos, j'étais en compagnie de mon vieux professeur de hiéroglyphes. J'ai commencé très tôt à mettre le nez dans cette langue parce qu'elle me paraissait proche et lointaine, capable de vous bouffer tout cru, de vous laisser sur le carreau ou de vous ouvrir des perspectives insoupçonnées. J'avais déjà usé une dizaine de professeurs, tous savants linguistes mais incapables de faire un pas plus loin que les autres. J'étais jeune et pas très modeste, je voulais le meilleur, j'avais raison car j'ai fini par le trouver dans des circonstances où le hasard fusionna avec la nécessité.


Le professeur était un curieux mixte d'Hercule Poirot, de l'inspecteur Laviolette, de Bob Morane avec une touche de Corto Maltese. Autant dire qu'on ne pouvait imaginer plus déroutant et plus fascinant. J'ai appris après sa mort qu'il était le Grand Maître d'une société secrète connue par les ésotéristes sous le nom des Enfants de la tête d'or et comptant seulement 27 membres. Sa connaissance globale de la langue pharaonique et sa mémoire eidétique lui permettaient d'entrer dans la tête des anciens Kémitiens et d'y lire leurs secrets à papyrus déroulé. Cependant, comme tous les êtres de cet acabit, son approche n'était pas facile. Il faisait tout pour vous décourager, se payait malicieusement votre tête, ce qui, nous allons le voir, est un comble en Abydos. Je suis né sous le signe du Bélier et je n'aime pas qu'on me résiste, surtout si je sens que le jeu en vaut la chandelle. Je l'ai assiégé, harcelé comme une mouche, j'ai usé de séduction et tout fait pour lui donner mauvaise conscience s'il venait à me rejeter dans les ténèbres extérieures. Je pense qu'il s'est beaucoup amusé de mes efforts et de mes pauvres stratagèmes jusqu'au jour où il a décidé de me prendre sous son aile. Avec lui, j'ai mis le doigt dans l'engrenage des divins signes, j'ai perdu à tout jamais le contrôle d'une vie tranquille et raisonnable.


Au bout de quelques années, sur les conseils de son épouse, il me proposa de l'accompagner en Egypte pour l'assister dans ses recherches sur le terrain, dans ses investigations les plus surprenantes. Son épouse, alors très fatiguée et ne pouvant plus voyager, me le confia afin que je prépare le terrain et lui assure ce confort douillet qu'affectionnent les grands explorateurs.

Par exemple, ma principale mission était de lui procurer tous les jours à 16h30 un goûter consistant en un café au lait dans lequel il aimait tremper un gâteau au chocolat. Au Caire, pas de problème, nous avions sous la dent la célèbre pâtisserie Groppi mais en Abydos autant chercher des cookies dans un fourré de papyrus. J'ai réglé le problème avec du café soluble et du lait en poudre et les Choco BN se sont substitués aux délicats biscuits qui se vaporisent dans la bouche. Vraiment délicieux ! disait le professeur, tes gâteaux sont un peu étouffe égyptologues mais dignes des grands faiseurs de San Diego ou de Bruxelles. Je n'étais pas dupe mais fier comme un pou, je pourrais dire à Madame que je n'avais pas failli à ma mission.


Nous étions venus en bateau jusqu'à Sohag avant de nous installer dans une antique voiture anglaise qui aurait été plus à sa place dans un musée de l'automobile. Nous étions à une dizaine de Km d'Abydos quand il fit stopper cette mécanique poussive. Nous étions au bord d'un petit canal aux eaux boueuses qui charriait des cadavres de chèvres ou d'ânes. Pour que mon bonheur soit parfait, il ne manque que le cadavre d'un séthien, dit le professeur d'un ton mauvais.

Il m'expliqua alors que dans l'Antiquité, ce canal reliait le Nil à la cité sainte abydénienne. En Egypte pharaonique, les déplacements se font en bateau, surtout quand il s'agit d'un pèlerinage. Il faut ramer, tu vas ramer. Une petite embarcation toute pourrie qui ne m'inspira aucune confiance nous attendait sur la rive. La perspective de faire naufrage dans cette eau répugnante me donnait des nausées préventives. Nous étions loin d'une partie de canotage sur la rivière Isis qui traverse Oxford, suivie d'une bonne collation à la Isis River Farm House. La vieille guimbarde repartit avec nos bagages. Nous étions à peine embarqués que le professeur se mit à piquer du nez tandis que je commençais à ramer comme un forcené abruti par une chaleur malsaine et les relents écœurants qui montaient des eaux. La situation était surréaliste, le paysage ingrat, il faisait moite, ça puait et j'avais toujours détesté les rames, avirons et autres pagaies. De plus mon psychopompe faisait semblant de roupiller, sans doute pour me priver des consolations de son discours et me laisser seul affronter les épreuves.

Après quatre heures d'effort et des ampoules plein les mains, les premières maisons du gros bourg agricole d'Abydos apparurent. Le professeur fit craquer les phalanges de ses doigts, alluma un de ces cigares toscans qu'il aimait particulièrement et souligna en regardant sa montre que je ne risquais pas de gagner les prochaines régates de Haute Egypte. Un gros homme en djellaba vint nous accueillir sur le débarcadère du temple. Il se jeta sur le professeur et l'étreignit affectueusement. Il fit de même avec moi et je le pris immédiatement en aversion tant il puait. J'appris un peu plus tard qu'il accueillait des étrangers dans sa maison et les soignait au moyen d'huiles essentielles concoctées, disait-il, selon de vieilles recettes osiriennes. Dieu sait ce qu'il introduisait dans ses potions qui avaient dû envoyer ad patres plus d'un innocent une fois délesté de ses devises. Je déclinai son offre quand il proposa de s'occuper de mes ampoules.

C'est mon correspondant en Abydos, dit le professeur, le seul capable de nous fournir le gîte et le couvert en ces lieux dépourvus de toutes les commodités du tourisme de masse. Mais ne perdons pas de temps, allons-y.


Derrière lui, j'enfilai la rampe qui menait au temple du roi Séthy Premier, complètement désert à cette heure-ci. Nous commençâmes à traverser la salle hypostyle à toute vitesse et, en découvrant les sublimes bas-reliefs qui couvrent ses murs, j'osai m'arrêter et émettre une protestation. Je suppliai mon guide de me laisser contempler un moment toutes ces merveilles. La réponse ne se fit pas attendre : Nous ne sommes pas ici pour faire du tourisme. En traînant, tu vas brouiller les pistes.

J'avais déjà compris qu'il ne s'attardait guère sur les sites sacrés pour se focaliser sur le seul point qu'il recherchait alors.

Il se dirigea vers la gauche de la salle hypostyle puis vers la droite pour emprunter un couloir ascendant où le roi enseignait à son fils Ramsès à maîtriser un taureau sauvage. Mille questions me venaient à l'esprit mais nous débouchâmes alors en plein désert, dans une lumière aveuglante.

Dans une fosse apparurent les ruines d'une immense construction constituée d'énormes blocs de granit rose. Dans le fond scintillaient les eaux d'un bassin au centre duquel s'élevait une esplanade.

C'est l'Osireion, dit le professeur, le lieu le plus saint de Kemet où des millions de fidèles d'Ousir, le cœur plein d'espoir, se sont rendus en pèlerinage pendant des millénaires.

En découvrant ces lieux dévastés, ce monument éventré et souillé de sacs en plastique et autres détritus, j'éclatai en sanglots.

Tu en verras d'autres, mouche-toi et descendons, ta curiosité va être satisfaite.

Nous avons contourné les ruines par le nord puis emprunté un long couloir couvert avant de tourner vers l'ouest et de déboucher sur le bord du bassin.

Tu dois comprendre maintenant ce que tu as sous les yeux. L'Osireion est une île souterraine qui était recouverte par une butte plantée d'acacias, un des arbres d'Ousir. C'est la fameuse Butte primordiale apparue au-dessus des eaux du Noun lors de la création du monde par Tem-Atoum.

Je me disais qu'à l'époque ça devait avoir une autre gueule et l'émotion prit la place de ma peine.

Tu vois l'île au centre du lac, la première terre émergée au début des temps. Au milieu de cette île était installé l'Insou contenant la plus précieuse relique de la théologie osirienne.

L'insou ? Je n'ai jamais entendu parler de ce machin.

Malheureux, ce "machin" était un reliquaire en forme de panier qui dérobait à la vue la tête coupée du dieu. Je suis venu ici pour te montrer cela, même si tu ne le mérites guère. Mais avant d'en arriver là, il va falloir descendre dans les eaux du lac. Vas-y en premier, je te suis.

La seule idée de m'immerger dans ces eaux sombres où nageaient d'énormes silures me glaça le sang. Je précisai que je n'avais pas pris mon maillot de bain et que je le voyais mal patauger dans sa tenue impeccable : costume trois pièces, nœud papillon assorti, souliers noirs impeccablement cirés et chapeau lustré que portaient à Chicago les parrains de la mafia dans les années trente.

Tu as raison, j'ai dit cela pour te faire peur. Je connais un autre moyen pour descendre sous les eaux du lac. Il contourna le bassin par la gauche. Suivis d'un petit gardien à l'air rusé, nous nous glissâmes entre deux énormes monolithes de granit. Un escalier étroit apparut. Il nous conduisit dans une vaste salle souterraine qui se trouvait juste sous l'Île Primordiale.



Il se planta devant un bas-relief et entreprit de me l'expliquer.

Regarde, tu as sous les yeux l'image fidèle du très mystérieux Insou, une corbeille de roseaux et de joncs, plaquée d'or, abritant l'auguste tête du grand dieu, plantée sur un bâton et surmontée de deux hautes plumes blanches. La tête d'Ousir y était enveloppée dans des bandelettes de lin.

Seth, après avoir démembré son frère, éparpilla les différents morceaux du corps à travers l'Egypte. Il dissimula la tête dans le désert abydénien, sous un rocher. Sur les ordres d'Aset, le loup Inpou se mit à sa recherche. Il repéra le rocher grâce à un scarabée qui le parcourait en tous sens.


Je m'aventurai à poser une question. J'ai entendu dire qu'il existait un autre reliquaire contenant le phallus tranché du dieu. Où est-il ?

Je vois que tu es plus préoccupé, sans doute en référence à ta précieuse petite zigounette, par le sexe du dieu que par sa tête. Ceci nous éloigne du sujet. Revenons à la tête. D'ailleurs, dans le contexte initiatique, la décapitation et l'émasculation sont pratiquement synonymes.

La décapitation ou acéphalie est liée à une période d'occultation astrale de nature lunaire. La Lune brille dans le ciel puis disparaît avant de renaître. Ousir a été découpé en 14 morceaux, autant que les phases de la Lune dont le cycle est de 28 jours. 14 jours de manifestation et 14 jours d'occultation. La Lune pleine est la tête ronde du dieu.

Pour les Egyptiens, la tête n'est pas le siège de l'intelligence mais d'un mental nocif générateur de peurs, de paralysies psychiques et de sentiments qui intoxiquent l'esprit. Autrement dit, perdre la tête n'est pas forcément un mal. Cela permet de remettre les pendules à l'heure.

Tu as donc compris pourquoi les Mystes d'Ousir venaient ici pour contempler sa tête, ce qui, d'après de rares témoignages, bouleversait leur existence. En ressortant de l'île souterraine, ils n'étaient plus jamais les mêmes.

On a prétendu que l'Insou était aussi le réceptacle de bien d'autres prodiges.


Il commençait à faire sombre et il fallut bien se résoudre à regagner le monde des apparences.

Une fois sortis du temple, le petit gardien remit au professeur une corbeille semblable à celle dont se servent les charmeurs de serpents. Prends-la, me demanda-t-il et surtout ne la laisse pas tomber. Elle était assez lourde et contenait un objet rond que je pris d'abord pour une pastèque. Le professeur devina mes pensées et précisa : je déteste les pastèques, ce n'est certainement pas ce que je viendrais quérir en Abydos.



1 Comment


francoise.davis06
Jul 30, 2021

réjouissant 😊, même si l'INSOU est bien caché...

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