La bibliothèque de ce modeste temple du XIIe nome de Haute Egypte possédait plusieurs milliers de rouleaux dont certains avaient été rédigés sous le règne du roi Khâsekhemoui.
Tounroï gérait ce fonds précieux avec compétence mais aussi avec délice. Il goûtait la saveur du temps passé et jubilait en pensant à la tête des érudits du futur affrontés à la traduction de textes écrits par des hommes et des femmes qui ne pensaient pas comme eux, envisageaient le monde autrement et tenaient Djéhouty-Thot pour le trois fois plus grand de tous les dieux.
Tounroï considérait que l'ésotérisme n'était pas un genre archaïque mais qu'il pouvait proposer un ordre aux expériences humaines touchant aux choses inexplicables pour le commun des mortels. Un écrivain, surtout s'il est magicien, ne se pose pas de questions sur l'identité ou la nature de ses lecteurs. L'important reste que quelqu'un déroule soigneusement un papyrus en évitant qu'il ne tombe en poussière.
Tounroï partageait son temps entre les murs des salles bien lutées de la bibliothèque et son beau jardin organisé autour d'un bassin qui, une fois par an, servait d'escale aux oiseaux migrateurs. Ici, il n'amenait pas les rouleaux pour les lire mais pour leur faire prendre l'air et éliminer d'éventuelles moisissures aussi préjudiciables que les dents des rongeurs ou l'appétit vorace des mites.
La lecture est rarement adaptée aux exigences du moment. On ne lit pas de la même façon enfermé dans une crypte ou adossé à un palmier en compagnie d'un chat. Les textes les plus embarrassants restent ceux qui semblent obéir à une logique sous-jacente, tels ceux de ce chef cuisinier de Thotmès II qui notait ses meilleures recettes sous la forme de mythes ou de cosmogonies. Pour en tirer un bon parti, il fallait être à la fois maître-queux et cosmographe. Fin gourmet, Tounroï avait consulté ce texte à de nombreuses reprises, non pour entrer dans le secret des démiurges mais dans l'art de monter une sauce ou de réaliser une pâtisserie délicate, ce qui, en outre, nécessite de bien maîtriser les arcanes de la numérosophie permettant de respecter les bonnes proportions pour les ingrédients.
Régulièrement, Tounroï choisissait au hasard un rouleau dans la réserve afin de vérifier son état ainsi que le sujet traité. Il tomba un jour sur un rouleau de quatre coudées de long consacré à la 7e Heure de la nuit quand l'affrontement entre le positif et la négatif atteint son paroxysme. Un rapide examen lui permit de constater qu'il n'avait pas été écrit par une seule personne ni peut-être à la même époque. Le début était libellé en caractères hiératiques et sans fautes d'orthographe, le milieu en hiéroglyphes impeccables aurait pu âtre rédigé au Moyen Empire. Le dernier tiers était une catastrophe, sans doute bâclé par un scribouillard qui resterait une honte pour sa profession. Pourtant Tounroï se passionna pour ce texte hybride et tenta de le comprendre en tenant compte de l'ensemble de l'œuvre. Deux options se présentaient : soit le scribe déficient n'avait pas été assez battu lors de son apprentissage soit il s'agissait d'un petit futé qui avait mis au point un nouveau mode de codage. On retrouvait la cohérence du récit en collationnant toutes les fautes puis en les organisant autrement. Au terme de journées de travail, il tomba des nues. Ce charabia était bien un codage dissimulant une reprise des deux premières parties auxquelles il avait adjoint des gloses pertinentes et des précisions inédites sur la géographie de la 7e Heure. Le serpent Aapep n'y apparaissait plus comme un monstre dévorateur mais comme la face cachée de Iouf, le Soleil Noir.
Les Egyptiens avaient déjà exploré toutes les formes possibles du savoir et de la connaissance. Dans l'inventaire que Tounroï dressa de sa bibliothèque, on rencontrait les thèmes suivants : noms des étoiles de la constellation de la Tortue, remèdes pour soigner les tumeurs, étymologie des noms des dieux du Delta, carte indiquant les emplacements des meilleures mines d'albâtre du royaume, art de sculpter les sceptres du roi et des Premiers Prophètes, méthode pour trouver de l'eau dans le désert, recette pour élaborer le Khyphi, le parfum aux 77 ingrédients.
Curieusement, aucun rouleau ne parlait de Djéhouty et des autres dieux liés à l'acquisition et à la préservation des connaissances. En fait, ils évoquaient à mots couverts leurs Ancêtres qui régnaient sur le Pays de Pount et les îles de l'Océan Occidental. Leurs noms n'étaient pas traduisibles dans les langues vernaculaires de Kemet. Les hiéroglyphes permettaient d'en retracer une phonétique approximative connue de rares lexicographes peu disposés à partager leur savoir.
Que Thot soit absent de sa bibliothèque n'étonna pas outre mesure Tounroï. Il avait compris depuis longtemps que ce netjer toujours masqué était le roi du camouflage, des perturbations extra-sensorielles et de la nécessité de l'intériorisation.
Au dos de chaque papyrus, Tounroï écrivit à l'encre rouge : Moi, scribe, j'ai chéri tous ces écrits. Il cacha la collection dans une caverne perchée au milieu d'une falaise puis il gagna le Delta où il devint coupeur de papyrus.
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