J'ai acheté ce livre dans une bouquinerie décatie qui sentait le pipi de matou. Arrivé à la maison, je l'ai rangé dans la bibliothèque et je l'ai oublié. Des années plus tard il est réapparu et je l'ai ouvert. C'était un album de voyage illustré de photos jaunies prises en Egypte dans la seconde moitié du XIXe siècle.
J'ai eu l'impression d'entrer brusquement dans un monde d'une densité différente, en suspension, dans une réalité prête à tomber en poussière. Une nostalgie poignante, le regret de ne pas être figé sur un de ces clichés, avec l'air un peu hagard de celui qui se doute qu'il est tombé sur une autre planète.
En 1880, les bruits, les odeurs, les sensations devaient être différents, de même que le regard des autochtones croisant des étrangers à l'allure extravagante, crevant de chaud dans leurs costumes de tweed, leurs longues jupes, leurs corsets et leurs bottines à boutons. Tous avaient un chapeau vissé sur la tête. Deux mondes se croisaient, l'Orient et l'Occident, deux conceptions de l'existence et du temps.
Empêtrées dans leurs jupons, des rombières tentaient l'escalade de la Grande Pyramide. L'agence Thomas Cook organisait des repas dans les salles hypostyles. Pour visiter les tombes de Beni Hassan accrochées à la falaise il fallait traverser le fleuve juché sur les épaules d'un robuste fellah. Arrivé au milieu du fleuve, il menaçait de vous jeter à la baille s'il jugeait le bakchich trop modeste. Personne ne visitait le site d'Amarna où il n'y avait encore rien à voir.
On était loin du tourisme de masse. On sablait le champagne dans les salons de l'hôtel Shepard. On se déplaçait dans de longues limousines rutilantes de chromes. Les drogmans se disputaient les meilleures proies, les petits voleurs s'en donnaient à cœur joie et dérobaient les montres à gousset. L'ascension sur le plateau de Guiza était l'occasion d'une garden- party de luxe avec agneau rôti, vin de Bourgogne et couverts en argent. Le monde est beau et confortable quand le budget est illimité et que l'on appartient à la classe supérieure. Sur les clichés, on a la conscience d' appartenir à la classe supérieure des nantis.
Flaubert au sommet de la pyramide pense à Madame Bovary. Camille Saint- Saëns déambule d'un air compassé dans les ruines de Karnak. Auguste Mariette, l'air impérial, fait sortir des sables de Sakkara des statues, des sarcophages, des sphinx, des nécropoles entières. Quand l'accès d'un monument résiste, il le fait sauter à la dynamite. Il ne fait pas dans la dentelle, ses guides sont des auteurs antiques comme Hérodote ou Strabon qui accompagna Auguste et jetait sur la vieille Egypte un regard méprisant. Mariette vivait sur le site avec sa femme et ses filles dans une masure pleine de scorpions. Les pionniers de l'égyptologie ne menaient pas une vie douillette, c'étaient des aventuriers à la Indiana Jones couchant par terre et faisant le coup de poing contre les Bédouins pilleurs de tombes. Une pioche dans une main, une pétoire dans l'autre et un enthousiasme sans limites. Un mélange d'Hercule Poirot et d'Adèle Blanc Sec.
J'aurais aimé visiter l'Egypte en 1880, être reçu par le Khédive, porter le tarbouche, être marabouté par un cheikh atrabilaire, acheter des Antiquités authentiques, coucher dans une tombe et mourir de soif dans le désert arabique.
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