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CONTRE-POISON

Cette traduction était un vrai casse-tête. Le texte était pourtant écrit dans la langue classique du Moyen Empire, les signes parfaitement tracés, la grammaire correcte mais quelque chose accrochait et me mettait mal à l'aise.

Dès les premières heures, j'avais compris d'où venait le principal problème : de quoi parlait ce texte, quel en était le véritable sujet ? A chaque phrase on avait l'impression d'entrer dans un nouveau récit, le sentiment de changer de registre. Tour à tour, je me heurtai à une fugacité féroce, aux barrages des étymologies énigmatiques, aux références à une langue engloutie, au refus de communiquer des informations fiables. Ce texte lui-même était déjà peut-être une traduction faite par un scribe instruit dans la pensée du Singe et de l'Ibis ayant gardé en mémoire une forme de logique qui s'appuyait sur des descriptions impossibles à visualiser.



Dans certains recoins étaient rangés des éléments qui, manifestement, n'appartenaient pas à Kemet : une allusion à un végétal inconnu, une analyse des agents pathogènes qui contaminent les empires, l'art de conduire un rituel mené pour une divinité au nom imprononçable.

Ce texte m'obsédait et m'horripilait . J'ai à plusieurs reprises tenté de l'abandonner. Je ne me souvenais même plus comment il m'était tombé entre les mains ou qui m'avait demandé de le traduire.


Je vivais cloîtré dans ma petite maison de scribounet. Je ne sortais plus de peur de ne plus retrouver le texte à mon retour tout en me disant que sa disparition serait une libération. Je renonçais aux rares relations affectives qui me restaient encore. Je ne fréquentais plus la Per Ankh, je ne pensais plus à mes divinités tutélaires. Bès ne veillait plus sur mon sommeil. La nuit, je restais étendu sur le sol en serrant le rouleau contre ma poitrine, sur mon ventre ou sur mon sexe. J'espérais que ce contact magnétique l'encouragerait à s'ouvrir.


Je commençais à comprendre que le texte avait connu plusieurs étapes dans sa composition, qu'il avait été rédigé sur une longue période par des auteurs bipolaires, en décalage intermittent avec la réalité. Plusieurs pensées s'étaient entremêlées sans qu'aucune d'elles ne perde son originalité.


Voici quelques phrases qui revenaient à plusieurs reprises dans le récit :

- Les mots sont mélangés aux alluvions du fleuve en crue.

- Chaque mot a un sens mais aussi un son. Un son au bout de la langue.

- La phrase n'est pas une suite de mots mais un serpent ouroboros.

- Ce qu'on envisage d'écrire existe avec plus d'intensité.

- Certains hiéroglyphes mutilés sont des prédateurs invisibles.

- Le papyrus déroulé devient vulnérable.

- Les langues d'autrefois savaient jouer avec nos nerfs en usant de l'humour ,qui est une arme de la nature des acides.

- Nout disait à sa fille Aset qu'elle était plus vieille que sa mère. Si le traducteur n'est pas plus vieux que l'auteur, il est hasardeux de passer le relais à un plus jeune.

- Le hiéroglyphe d'un serpent ailé est apotropaïque si le reptile renonce à sa dangerosité. Coupé en deux, il pervertit l'effet énigmatique du texte.

- Le bon traducteur est celui qui a trouvé le bon contre-poison.

- Certains signes ne désignent pas des objets visibles. Ils s'appliquent à l'intériorité.

- Sans les scribes qui savent ouvrir les signes, le roi perdrait ses pouvoirs chamaniques.

- Les hiéroglyphes viennent du monde spirituel. Ils permettent d'y retourner quand nous l'avons perdu.

- A partir de 3 signes on peut parler d'incantations. Le quatrième de la série permet de remonter aux origines.

- L'Oudjat est un antidote pour conjurer le mauvais œil quand il a été démembré puis reconstitué.

- Les sorciers se maquillent les yeux pour effrayer les ennemis postés en première ligne.

- Après avoir longtemps tenu leur rôle certains signes s'incarnent en phénomènes naturels comme les orages ou les séismes.

- Le Netjer descend dans le temple si l'on orthographie correctement toutes ses épiclèses.


A la lumière de tout cela, je me demandai pourquoi traduire ce texte était si important. Le monde ne s'arrêterait pas de tourner s'il restait enclos dans son mystère. Je décidai de l'enfermer dans un coffret que j'irai jeter dans le fleuve.

La nuit suivante, je ne sais pourquoi, je déroulai le papyrus. Son sens était devenu limpide, je le traduisis dans la foulée. J'avais compris que j'en étais l'auteur.


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