Nous allons tenter d'entrer par petites touches dans les modes de pensée des Egyptiens, fort éloignés des nôtres dans le temps, dans l'appréhension du monde, de l'homme et des formes de spiritualités. Cet effort est nécessaire si nous voulons dialoguer avec eux et tenter de percer leurs mystères en évitant l'écueil de tout ramener à notre façon occidentale de penser. Oui, les Egyptiens pensent mais pas comme nous ! Ils ne vivent pas comme nous, écrivent autrement, ont d'autres valeurs fondamentales, leurs divinités ne sont pas les nôtres, leur regard sur le monde est différent. Pour comprendre, nous devons nous adapter, ce qui peut ouvrir d'immenses perspectives.
En hiéroglyphes, le mot pensée s'écrit Khemet et signifie 3, le pluriel et le multiple absolus, l'insondable.
Une tradition toujours reformulée.
La pensée des anciens Egyptiens est à la fois stable, mouvante et surtout sans cesse reformulée en ne perdant jamais de vue les matériaux antérieurs remontant aux débuts de l'Ancien Empire et sans doute à la Préhistoire.
On conserve et on agrandit l'héritage reçu. On peut lire dans un texte de Toutankhamon : Je suis allé au-delà de ce qui avait été fait depuis l'époque des Ancêtres. La sagesse n'est-elle pas de dépasser les limites ?
Cette pensée nous est livrée en fragments qui constituent les pièces d'un puzzle que l'on doit rassembler et reconstituer sans relâche.
Notons qu'il n'existe pas en Egypte de Livres sacrés servant de références définitives et présentant l'inconvénient de figer l'histoire, les rites, les croyances, les idées et une réalité toujours changeante.
Cette pensée est celle de Djéhouty-Thot, une entité érudite et volontiers facétieuse qui préfère les énigmes aux évidences et le temps cyclique au temps linéaire.
UN BESOIN DE PERMANENCE
Ce qui est provisoire ne concerne guère les Egyptiens, ce qui explique leur manque de considération pour l'histoire événementielle. L'histoire à retenir est celle qui entre dans la sphère du rituel, de la célébration. Le rite prime toujours sur la réalité. On peut parler d'une histoire ouroborique.
Dans l'écriture cela se traduit par la suppression des voyelles auxquelles ils préfèrent la solidité du squelette consonantique.
Dans l'art domine une impression de sérénité qui gomme les sentiments comme la joie ou la tristesse et conserve parfois une touche de mélancolie.
Le penseur égyptien, le sage à l'esprit vif et délié, est un silencieux qui se conforme à l'état hetep de la Maât et à la volonté de ne pas exalter le désordre. Le mot hetep peut se traduire par plénitude ou sérénité.
LA JUSTE ORDONNANCE
Dans un des plus beaux textes de la littérature pharaonique, le sage Ipou-Hor écrit :
Comme c'est heureux quand les bateaux remontent le fleuve et qu'il n'existe aucun voleur.
Comme c'est heureux quand les tombes sont entretenues, quand les momies reposent en paix et que les chemins sont libres pour la promenade.
Comme c'est heureux quand les mains des hommes construisent des pyramides et des temples, quand les bassins sont creusés et que les plantations de sycomores sont faites pour les dieux.
Comme c'est heureux quand les bouches expriment la joie et que les nomarques vêtus de lin restent solidement établis dans leur for intérieur.
Comme c'est heureux lorsque les lits sont apprêtés, les chevets protégés et en bon état, lorsqu'une simple natte disposée à l'ombre comble les besoins de chacun.
Ainsi le Carpe diem revient à faire un jour heureux.
Une pensée fluide
L'Egypte est une civilisation de l'eau née du miracle de la crue d'un fleuve qui traverse des milliers de km de désert avant de venir apporter la vie dans le double royaume. Nous entrons ici dans un monde d'équivalences où l'on glisse sans cesse d'un mot vers un autre, d'une pensée vers une autre, à la fois semblable et différente. Sa pensée est mouvante comme ses monuments qui ne sont jamais achevés, toujours en construction. Le temps lui-même n'est pas immobile, il coule comme l'eau du Nil. La Lune de Thot change de forme toutes les nuits. La création se maintient tant qu'elle est dynamique. Comme les hommes, les dieux naissent, vivent et meurent. Comme les rois et les paysans, ils se déplacent en bateau. Pour rencontrer leur dieu, les pèlerins, petits poissons, naviguent vers Abydos.
Une pensée écologique avant l'heure
Pour les Egyptiens, l'homme n'est pas le maître du monde mais un de ses éléments parmi tant d'autres. Il ne domine pas la Nature mais doit en prendre soin. Tout est vivant et sensible, un esprit habite dans les arbres, Osiris s'épanouit dans les épis de blé, Aset est une hirondelle, le divin est lové dans les minéraux dont la mère est la montagne, Min commande aux orages et Imn/Amon nous conseille de ne pas oublier l'Invisible à l'œuvre dans la création.
Akhnaton souligne : Une parenté profonde existe entre les Dieux, les Esprits, les étoiles, les humains, les végétaux, les animaux et les minéraux.
Une entité comme Maât demande : Ai-je bien fait ce que j'avais à faire, ai-je bien tenu mon rôle dans la société, par rapport aux autres et à mon environnement ?
LA CONNAISSANCE
La connaissance et sa transmission sont essentielles pour les Egyptiens. Elles se transmettent oralement au fil des générations mais surtout par le biais la langue hiéroglyphique restée à la fois stable et évolutive pendant des millénaires. Lors de leur première invasion en-525, les Perses se sont emparés des rouleaux de papyrus des bibliothèques sacerdotales et les ont rapportés chez eux. Les Egyptiens ressentirent cette action impie comme une atteinte aux biens divins, à l'héritage du dieu Thot. Ils se réjouirent quand les rois Lagides les rapportèrent à Alexandrie pour en faire le fond de leur célèbre Bibliothèque. Chaque rouleau éclaire un des aspects du Mystère d'une connaissance précieuse et sans pareille qui s'invente sans cesse tout en se nourrissant de sa tradition.
La civilisation pharaonique s'est effondrée quand ses rituels furent interdits, tout comme l'usage de la langue hiéroglyphique.
Elle revint sur le devant de la scène quand les érudits de la Renaissance et des siècles suivants reconstituèrent la langue des signes qui, depuis, continue à exercer sa fascination. La connaissance des Egyptiens est toujours une réalité vivante, la véritable source de la spiritualité occidentale. Kemet ou la prééminence du surnaturel et du sacré dont notre monde cruellement matérialiste a le plus grand besoin. Une forme de pensée où chaque événement peut être vécu comme une immiscion du sacré dans la trame quotidienne du réel.
Une pensée ésotérique
La pensée égyptienne doit être comprise comme un tout fondamentalement ésotérique.
L'ésotérisme égyptien repose sur la connaissance, jamais sur la croyance. L'ésotérisme permet d'explorer ce qui est subtil dans l'univers, dans l'homme, dans la Nature. Il est le meilleur moyen d'aborder des thèmes aussi délicats que la Mort ou la maîtrise des rituels. C'est une sagesse qui aide à multiplier la diversité des approches du réel, une méthode qui continue à perturber les tenants de notre pensée dite logique. Pour les Egyptiens, il n'y a pas d'autre logique que celle qui est conforme à la rectitude de la Maât. L'ésotérisme égyptien n'analyse pas, ne dissèque rien, ne se dissocie pas des données antérieures, il se reformule sans cesse lui-même. Thot emprunte tous les chemins à la fois, force toutes les énigmes existentielles. Il est le netjer ésotérique par excellence qui rend disponible et réceptif aux données "philosophiques" les plus complexes, les plus inattendues que peut envisager une pensée humaine. Cette forme de pensée se déploie par exemple dans les textes du Corpus hermeticum proposant de multiples pistes, d'interprétations, de lectures de la langue hiéroglyphique, l'écriture gravée sur les murs des temples.
L'accès à la dimension ésotérique s'effectue avant tout par le canal des initiations successives permettant d'entrer dans le domaine du sacré, des connaissances supérieures visant à réaliser l'intégration spirituelle totale du Fils de Djéhouty.
Textes des Sarcophages : Je suis Rê, maïtre de la lumière; le Verbe est le mien et je traverse le ciel grâce à lui. Me voici entré dans l'inconnaissable.
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