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Ce qui est proche n'est pas pour autant accessible

Je n'aimais guère écouter ses paroles, je préférais ses silences. Il habitait la maison voisine de la mienne. Je ne savais pas à quoi il occupait ses journées. Etait-il artisan, scribe, prêtre horaire, chef de chantier ? Il avait quelque chose d'un ancien soldat, peut-être d'un sementyou, un de ces rares humains capables de rester sans parler pendant des semaines.


Rares, ses paroles étaient précieuses. La première fois que j'osais l'aborder alors qu'il sortait de chez lui, il me demanda si je m'intéressais à autre chose qu'à moi-même. Les jeunes gens ont la fâcheuse tendance de se prendre pour le centre du monde. Cette question me surprit. On ne demande pas une chose pareille à quelqu'un qu'on rencontre pour la première fois. Je bredouillai quelques propos insignifiants tout en lui emboitant le pas car il m'intriguait de plus en plus.


Près de lui, j'oubliais mes colères et mes chagrins. Je remerciai les dieux domestiques de m'avoir donné un tel voisin. Ne voulant pas l'importuner, je pris congé et le conviai à partager avec moi le repas du soir. Il ne répondit rien, tout pouvait arriver.


Craignant qu'il ne soit osirien, je ne préparai pas un repas de poisson. Je savais que les sages ou prétendus tels ne consomment pas de viande, aussi je me rabattis sur des céréales, des légumes et des fruits poussant en abondance dans le limon de mon jardin.


Il arriva à la nuit tombée. Quand je lui présentai le premier plat, il m'avoua qu'il ne mangeait jamais après le coucher du soleil mais que quelques coupes d'un bon vin lui feraient plaisir. De longues plages de silence étaient entrecoupées de propos inattendus concernant notre incapacité d'arrêter le cours du temps ou la difficulté de s'aligner sur le hasard. Mes remarques le faisaient rire. J'étais décontenancé mais n'en laissais rien paraître. Je ne sais pourquoi mais je redoutais le moment où il se déciderait à partir, me laissant seul avec de nouveaux désagréments, entre deux portes, entre deux encoches à l'intérieur de la clepsydre. Mon cœur se mit à battre trop vite, mon khaïbit investit tous les recoins de mon être quand je réalisai que je ne connaissais pas son nom.


Il m'invita une seule fois chez lui et me reçut dans une vaste pièce où trainait par terre tout un matériel d'écriture : calames, encres, polissoirs et corbeilles pleines de rouleaux de papyrus. De la maison, je ne vis rien d'autre. Je me souviens d'un parfum d'herbes coupées et d'un scarabée qui traversait la pièce en diagonale.

Il y avait sur une étagère des plaquettes d'argile couvertes de cunéiformes. Il m'expliqua qu'il s'agissait d'almanachs astrologiques sumériens prenant en compte l'influence des astres sur les animaux, les hommes et les plantes. Il précisa que cette collection avait appartenu au roi Akhnaton qui n'entreprenait rien sans la consulter. Je me dis en moi-même que ça ne lui avait pas trop réussi. Il est vrai que je ne prête guère attention à l'errance des astres.


Il ne s'exprimait guère mais sa voix était si apaisante que je somnolais pendant qu'il parlait, perdant ainsi le fil de son discours. Plus tard, je le regrettai amèrement. Ces propos m'auraient permis de mettre en doute mes certitudes, d'envisager les choses autrement, de tenir en grande vénération les énigmes récurrentes de l'Ibis divin.


Mon frère habitait dans un village au sud de Waset. Il venait dans la capitale les jours de grand marché et en profitait pour venir partager un repas avec moi.

Je lui parlai de mon singulier voisin qu'il estimait fantasque et peu digne de considération, peut-être même dangereux. Il précisa : S'il n'a rien à dire , c'est qu'il a des choses à cacher. Je me méfie des hommes taciturnes à qui il faut mendier le moindre mot. Je n'osai lui rétorquer que pour moi, c'était le contraire. J'apprécie les silencieux, je fuis les pipelettes parlant à tort et à travers.

  • A ton gré, si ça tourne mal tu ne pourras t'en prendre qu'à toi-même.

  • Ne t'inquiète pas, si tu le connaissais tu tomberais aussi sous le charme.

  • Je ne ferai jamais confiance à un homme dont j'ignore le nom.

  • Ridicule ! S'il n'a pas de nom, il n'existe pas donc je ne crains rien.

  • Tu as toujours tenu des raisonnements spécieux, pas étonnant que tu officies dans une Cour royale qui est un vrai nœud de vipères cérastes.


Un de mes collègues me confia qu'il avait entendu parler de mon voisin. Je ne sais pas grand chose sur lui mais on prétend qu'il pratique des rituels pour des divinités déchues. Il ne put me fournir d'autres détails et je tins ses propos pour des billevesées.


Chaque matin, j'espérais son retour mais rien ne bougeait autour de sa maison. J'imaginais qu'il était parti en voyage et tentais de ma rappeler les traits de son visage, son allure et le timbre de sa voix tout à fait apte à réciter des incantations, paumes des mains tournées vers le haut pour charmer les eaux, la terre, l'air et le feu.


Je connaissais au palais un shemsou-hor qui menait des enquêtes sur les crimes inexpliqués et les disparitions mystérieuses. Je lui parlai de mon voisin, il me promit de se renseigner sur lui et de me tenir au courant. Je ne le revis jamais et j'appris qu'il avait été muté dans un fort retranché entre la 3e et la 4e cataracte.


Je ne sais pourquoi, cette histoire me sapait le moral. Je dormais mal. Parfois, en pleine nuit, je me levais pour observer la maison et le jardin où, depuis quelque temps, s'était installé un couple de huppes. Rien pourtant ne justifiait cette inquiétude pour un homme que je connaissais à peine.

En tournant dans le quartier, je tombai sur un vieux charpentier qui m'apprit qu'il n'avait jamais vu personne dans cette maison fermée depuis des années. On disait qu'elle avait appartenu à un médecin pratiquant des rituels pour engager les malades dans la voie de la guérison. Il fabriquait aussi des lotions qui redonnaient aux chauves une chevelure abondante. Tout cela était sans doute du domaine de la rumeur mais me maintint dans l'incertitude et la curiosité.


Je ne m'attendais pas à être convoqué à la grande audience qui se tenait une fois par mois au palais. La salle était envahie par des officiers de l'armée, des roitelets nubiens, des ambassadeurs assyriens, des marchands de bois de cèdre et des thérapeutes venus des lointaines contrées de l'Asie.

Le silence se fit quand Sa Majesté entra et s'installa sur le trône. Je restai pétrifié : le roi avait trait pour trait le visage de mon fugace voisin.







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