Vous savez, me dit-il que les champignons poussent dans la Douat. Je parle bien sûr des champignons enthéogènes. Ils n'intéressent pas les morts mais ceux qui se sont glissés par effraction en ces lieux. Il fut un temps où les dieux des forêts primaires se nourrissaient de champignons, de mousses et de moisissures mais tout a changé après qu'ils eurent goûté à la chair humaine et aux nourritures exposées sur les tables d'offrandes. Devenus exigeants et cannibales, ils n'abandonnèrent pas pour autant les champignons hallucinogènes qui parfument les ragoûts, les pots au feu, les mirotons, les carbonades et les osso-buco.
Il n'y a pas d'horloges dans la Douat où le temps est liquide, sinueux, sans consistance, sans contours bien définis. Jep était sensible au surnaturel mais il avait un gros défaut, il aimait chasser les loups, ce qui est loin de plaire aux divinités canines de Kemet. Alors qu'il traquait un mâle alpha du nouveau monde, il se prit les pieds dans une racine, dévala une pente herbue, se fracassa la tête sur un rocher. Ravi, le loup qu'il poursuivait le dévora en compagnie de sa meute. Ainsi Jep se réincarna dans la Douat sous la forme d'un loup qui dut, pendant des millénaires, suivre sans repos des pistes olfactives.
On est mal dans la Douat si on n'a pas le goût du mystère, la passion du bizarre et de l'étrangeté. Il faut aussi être performant pour les langues car ici personne ne parle la même. Les morts les plus honorables s'expriment en hiéroglyphes.
Quand il n'était pas traqué par les chasseurs, Jep, peu doué pour les langues, restait tout seul dans son coin, triste et d'humeur saturnienne.
On n'imagine pas le nombre de coin et de recoins qui parsèment la Douat. Les impasses ne sont pas signalées, pas le moindre panneau indicateur, sur de longues distances il est interdit de stationner.
Plusieurs fleuves traversent la Douat, déroutants pour les Egyptiens car ils coulent du nord au sud et ne connaissent pas de crues. Toutefois, comme le Nil, ils hébergent une faune variée, des créatures pleines de dents acérées, de griffes, de remarquables prédateurs. Il faut être prudent car si on boit une goutte dans ces fleuves, on revient à la vie et les problèmes se multiplient. On perd la mémoire ou au contraire on se souvient de tout ce qui s'avère vite encombrant et douloureux. Jep, qui était un boit sans soif, avait pris soin de faire remplir sa gourde par Nout à l'entrée principale de la Douat.
Les scribes bureaucrates qui gèrent mal les affaires de la Douat ne donnent aucun conseil aux nouveaux arrivants. Certains, d'un naturel vicieux, leurs fournissent de fausses indications laissant croire que tout a une fin. Or, dans la Douat, le mot FIN n'existe pas, personne n'est arrivé au bout du périple, même dans un état avancé de dégradation. A une époque, on refusait l'entrée aux momies mal parfumées risquant de polluer une atmosphère déjà bien délétère. On jugea vulgaire la lotion après-rasage de Jep. Il dut séjourner dans un sas de décontamination. Le jeune Toutankhamon fut accueilli à bras ouverts car il avait dans ses bagages des vases contenant de rares parfums qu'il avait ramenés de son séjour à Akhetaton.
Le problème des guides est qu'ils ne doivent pas être pris au pied de la lettre mais interprétés. Les naïfs prennent à tort pour des guides les Corpus funéraires comme le Livre des morts, le Livre des Portes, le livre des Cavernes ou encore le Livre de ce qu'il y a dans la Douat. Or, ces ouvrages sont des compilations de données trop ésotériques pour être vraisemblables. Au fil des siècles, ils ont été de plus en plus mal été traduits, devenus aussi fallacieux que les brochures des agences de voyage prétendant que le monde est beau et sécurisé.
Les résidents itinérants de la Douat forment une grande communauté silencieuse, taciturne mais résignée car ils savent qu'il reste encore bien du chemin à parcourir. On sort difficilement d'un territoire où règne par intermittence un monarque décapité.
Les savants adonnés à la Géographie sidérale cherchent toujours l'entrée ou plutôt les entrées de la Douat. De nombreuses hypothèses ont été envisagées : les cercles de pierre du Néolithique, le 49e étage de l'Empire State Building, une ferme délabrée du haut Jura, le château de Quéribus, la plaque en cuivre d'un cabinet consultant londonien, les jardins de Bomarzo, le jardin des Tarots de Nicki de Saint Phalle et, bien sûr, le lac de Nenni dans le Latium ou les solfatares napolitains. Pour être retenu, le lieu n'a pas besoin d'être prestigieux, une termitière dans la savane ou le terrier d'un renard bleu peuvent faire l'affaire. D'un jour à l'autre, les accès se déplacent sans prévenir personne et surtout pas les Tours operators ou les pontifes des trois grands monothéismes.
On demanda à l'un des hauts responsables de la Douat s'il était recommandé de réserver son passage et de fournir des justificatifs sur la date du décès. Il répondit qu'il n'était pas payé pour faciliter les choses et que moins on en saurait mieux ça vaudrait. Son supérieur hiérarchique ne prit pas la peine de répondre.
Il est charitable de rappeler qu'il existe des passages périlleux et qu'ils ne sont pas du tout sécurisés. Les accotements ne sont pas stabilisés, les motels sortent tout droit d'un film d'horreur, il est impossible de se faire dépanner en cas de crevaison. Si vous tombez dans une ornière, attendez-vous à y rester très longtemps.
La Douat n'est pas un lieu de villégiature. Le mot d'ordre est Marche ou crève, avance car le chemin n'existe que par ta marche, comme l'a écrit Angelus Silésius dans son Pèlerin chérubinique qui est loin d'être un guide fiable pour une randonnée dans l'astral.
Jep a demandé s'il y avait un âge idéal pour entreprendre le périple. Non, tous les âges sont envisageables mais plus vous serez vieux et plus vous vous déplacerez lentement, ce qui fera gonfler votre note de frais et provoquera des embouteillages dans les côtes.
Avant de se lancer dans ces contrées déconcertantes, il est indiqué de suivre un stage de survie, ce que négligent la plupart des candidats. Ils gémissent quand ils sont livrés à eux-mêmes et se posent la question ultime : Comment sortir d'ici, existe-t-il des lignes de fuite ? Ils ne savent pas encore qu'on ne sort que rarement d'un labyrinthe, surtout s'il est installé à l'intérieur de vous.
Un géographe grec de l'Antiquité a nommé la Douat la Maison du Minotaure. Chacun ses références, les Egyptiens parlent, eux ,de la Salle des pas perdus. L'Alighieri avait fait inscrire sur la porte d'entrée : Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance. Jorge Luis Borges pensa contourner le problème en s'inscrivant à un voyage organisé de 9 jours. Ce n'était pas une bonne idée, surtout quand on sait que dans la Douat les voyages organisés finissent en queue de poisson et qu'on ne revient plus jamais à Buenos Aires.
Jep me reprocha de dresser un tableau bien trop noir de la Douat. Il me demanda de souligner qu'il existait des moment d'accalmie lors du passage dans l'Œil du cyclone où résident nombre de divinités de Kemet. Je doute fort de cette assertion car aucun dieu égyptien n'accepterait de mettre un pied dans un espace aussi mouvant. Jep est un bon marcheur mais un médiocre mythologue. Pour les entités divines, le seul piège est de tomber dans l'oubli.
Dans le Livre des Morts, soi-disant traité de géographie de la Douat, on parle d'un gardien à tête de souris et caleçon à pois qui offre ses services aux égarés à condition qu'ils l'aident à chasser les chats en embuscade dans les fourrés de papyrus. Personne n'accepte un tel marché car, de toutes façons, les souris sont destinées à être mangées par les chats. Il ne faut pas prendre fait et cause pour les perdants au risque de subir un sort funeste. Bastet aime les souris cuites à l'étouffée et farcies d'un mélange de blé vert et d'épices.
Je ne sais pourquoi, quelques heures avant mon trépas je fus en proie à une intense agitation suivie de bouffées d'angoisse et de moments de jubilation. Je pense que la Douat avait pris un peu d'avance et commençait à diffuser en moi ses poisons et ses thériaques.
J'avais réussi à détraquer ses mécanismes anachroniques. A la faveur de ce bouleversement, j'allais peut-être réussir à m'en sortir sans trop de dommages collatéraux.
Jep m'a déconseillé de vous livrer le Ren secret de la Douat. Ce sacrilège risquerait de m'être fatal.
Comment Jep est-il devenu mon conseiller ? Je suis tombé sur lui dans une boutique du Vieux Campeur où j'étais venu me procurer en raison de mon prochain périple dans la Douat, un sac à dos, une thermos, un couteau suisse, une boussole, une montre de plongée, des rations de survie, des cartes détaillées avec indication des courbes de niveaux et, bien sûr, les guides les plus récents.
Il se moqua de moi en précisant qu'une fois mort tout ce fatras me serait inutile. A quoi peut servir une boussole dans un pays démagnétisé ? Voyage léger, me dit-il et n'hésite pas à prendre tes jambes à ton cou. Vide-toi la tête et accepte de ne pas exister dans un royaume sans consistance mais non dépourvu d'attraits.
A propos de l'entrée de la Douat, sachez qu'elle est clairement montrée dans un triptyque de Jérôme Bosch intitulé le Chariot à foin.
Outre Jérôme et Jorge Luis, les saints patrons de la Douat sont Maître Léonard, Paolo Uccello, le curé de Rennes le Château, Pascal Quignard, l'auteur du Songe de Poliphile, le prince Vicino Orsini, Arcimboldo et Monsu Desiderio.
On trouve les meilleurs Guides de la Douat dans les gares désaffectées, les couloirs de métro transformés en abris antiatomiques, les musées d'égyptologie et les galeries marchandes impudiques des aéroports.
Il faut savoir que la plupart sont épuisés ou se vendent une fortune sur le Dark Web.
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