Croiser la route d'un Sphinx peut changer votre existence.
Celui dont nous allons parler gîtait au Metropolitan Museum de New York et avait fini par aimer les tours vertigineuses qui, désormais, limitaient sa ligne d'horizon.
Dans la ville, il se déplaçait en taxi en prenant les apparences d'un petit fonctionnaire des Nations Unies pour ne pas effrayer le chauffeur qui, par ailleurs, ne croyait pas aux monstres mythologiques. Il n'avait pas envie de terroriser un être qu'il ne tenait pas en considération, sauf s'il était d'origine égyptienne.
Ils entretenaient des rapports amicaux avec les autres dieux et humanoïdes de la collection égyptienne du Musée, riche en pièces de qualité chargées d'un KA puissant. Le KA des Sphinx est particulier. A la moindre défaillance, il tire le signal d'alarme et il faut de toute urgence se plonger dans la surréalité de Kemet.
L'actuel conservateur s'avéra être un ancien prêtre de Médamoud. Il veillait chaque jour à faire regarnir les tables d'offrandes, à épousseter les bas-reliefs, à parfumer les statues des dieux stellaires, solaires et chthoniens. Une fois par décade, la nuit, il dînait avec notre Sphinx pour le plaisir de laper un vin ancien des Oasis de l'Ouest en parlant des dernières excentricités de Sa Majesté ou de l'art des Mages pour éloigner les êtres maléfiques menaçant la quiétude du Double Royaume. Pour eux, rien n'avait changé, le temps s'était simplement retourné tandis que la cité bouillonnante s'enfonçait dans la démence, fonçait vers son anéantissement.
Après le repas, ils s'installaient dans la section de la Bibliothèque consacrée aux mythes énigmatiques de Kemet en fumant un cigare de la Havane. Les jours de grande affluence, ils menaient une existence plus prosaïque en se réfugiant dans le vestiaire du personnel.
Aux heures d'ouverture, le Sphinx s'installait sur un socle de granit à l'entrée des salles consacrées au Nouvel Empire. On estime à tort que les Sphinx sont des Gardiens du Seuil alors qu'ils les fuient comme la peste.
Un jour, un enfant visiteur lui demanda ce qu'il faisait si loin de son pays. Il lui répliqua : Reviens cette nuit et tu me trouveras ailleurs. Je te raconterai l'histoire de cette prêtresse de Bastet qui était secrètement mariée à l'un des mes cousins à l'épaisse crinière qui, avant d'être un Sphinx, avait été un prince de Pount et gardait la nostalgie de son archipel bien-aimé. Attention, si tes questions ne sont pas assez pertinentes, je te démembrerais avant de te boulotter. Il n'est pas donné à tout le monde de disparaître ainsi.
J'ai lu cette histoire dans un manga écrit par un auteur japonais qui avait fait une croisière d'une semaine sur le Nil. Il s'était imaginé qu'il connaissait tout sur l'Egypte pharaonique. Quand il se retrouva devant le Sphinx new-yorkais, il mesura l'étendue de son erreur, joignit les mains, s'inclina respectueusement et jura de consacrer sa vie à ce royaume qu'il avait à peine entrevu. Il devint prêtre à Médamoud et rédigea un texte aujourd'hui perdu intitulé : Conversations avec Abu'l Hol, le Père la Terreur, vu pour la dernière fois entre Guiza et l'Amérique du Nord.
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