Ne regarde pas trop longtemps dans l'abîme, de peur que l'abîme ne regarde en toi.
Edward Abbey, Désert solitaire.
Je ne vis pas dans le monde, le monde tourne autour de moi. Certains Mages peuvent arrêter un moment la course du Soleil ou les errances de la Lune. Un temps arrêté permet l'irruption d'une autre réalité. Les visions ne relèvent pas de l'universel, elles sont farouches, individuelles, se manifestent dans des lieux sans nom, des temples jamais construits, des espaces à l'abandon, des milieux hostiles, des déserts plus fascinants que déroutants. Pour être perceptible, l'altérité doit être bien structurée.
Comme les Egyptiens, j'ai longtemps cru que ce qui n'a pas de nom n'existe pas. Je n'en suis plus si sûr aujourd'hui. Les océans, les montagnes ont un nom, pas les nuages blancs traversant le ciel au-dessus de nos têtes. Faudrait-il donner un nom à chaque grain de sable, à chaque étoile avant qu'elle ne soit avalée par un trou noir ?
Dans une île au sud de Kemet existait un temple ou plutôt une chapelle s'élevant au-dessus de trois étages de cryptes. Je me posais mille questions sur le dieu ou la déesse qui pouvait occuper un tel sanctuaire, desservi par aucun clergé.
Trois étages de cryptes pouvaient évoquer une triade de divinités en gestation dans le mystère d'un monde inconnu. Personne ne sait ce qui se passe vraiment dans une crypte, un espace fragile toujours prêt à se replier sur lui-même. Les textes et les images y accomplissent de tumultueuses traversées.
Parfois, j'osais m'approcher du petit édifice, je me plantais devant la porte, j'attendais que quelque chose se produise
Un matin, alors que les alentours du temple étaient déserts, la porte était ouverte. Franchir la ligne de partage du seuil me paraissait un sacrilège, une impiété envers les structures dissimulées d'une sacralité en rupture avec la norme.
Ce lieu dévorait le réel en faisant entrer le temple en dissidence. Ce qui tournait à l'intérieur le mettait entre parenthèses tout en laissant entendre qu'il pouvait se rendre accessible si une brèche s'ouvrait dans ce continuum bien luté, apte à repousser les échéances. La ligne de démarcation est infime entre la cérémonie et le rituel, entre la déambulation et la circumambulation. Les phases se superposent, elles ne fusionnent pas tant que la porte reste ouverte. Des indices de perfection montent du sol, se laissent à peine deviner, maintiennent entre les plans une distance supportable.
Des siècles étaient passés dans la machine à broyer le temps avant que je ne retrouve le temple. La porte avait disparu, remplacée par une hideuse grille de fer posée par le Service des Antiquités. Elle était tellement corrodée qu'elle tomba en poussière quand j'y posai la main. A l'intérieur, toutes les formules périmées s'étaient évanouies mais la mémoire du temple était intacte dans l'odeur ammoniaquée des déjections de chauve-souris. Comme je me méfie de ce type de mémoire qui a tendance à se confondre avec la mienne, je cherchai l'entrée dissimulée de la première crypte où je pourrai m'arrimer à une vie nouvelle et coupante.
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