A la mort du Premier Prophète d'Imn, Irynefer fut coopté par les dignitaires du clergé pour lui succéder. La reine Hatchepsout n'aimait pas cet homme trop lisse et tenta de s'opposer à son élection. En vain car le souverain de Kemet n'a officiellement aucun droit d'intervenir dans la nomination ou l'éviction d'un membre du personnel sacerdotal.
Lors des rituels, avec ses airs supérieurs, il la mettait mal à l'aise sans qu'elle puisse dire exactement pourquoi. Il ne la regardait jamais droit dans les yeux, ne s'adressait pas à elle. Elle ressentait même une sorte d'hostilité. Manifestement, il n'aimait pas les femmes, fussent-elles reines d'Egypte.
Dès son installation, il prit fermement les choses en main. Il s'occupait de tout, était partout, au point qu'il semblait posséder le don d'ubiquité. Les prêtres les plus jeunes le prirent en grippe, les plus vieux espérèrent que tout ça se calmerait. Ils avaient déjà épuisé toutes les formes d'autoritarisme et d'arrogance.
Irynefer congédia tous les serviteurs de sa maison. Il semble qu'il ne mangeait pas, ne dormait pas, ne satisfaisait à aucun des besoins élémentaires du corps. Une sorte d'ascète aux commandes du plus grand temple du monde. On ne pouvait lui reprocher de manquer de rigueur et de sérieux. Il ne prenait pas les choses à la légère et tenait à ce que tout se déroule selon ses ordres. Aucun détail ne lui échappait.
Il fit renvoyer un porteur qui tenait son flambeau de la mauvaise main, un autre dont la ceinture du pagne était mal attachée, un troisième qui piquait du nez pendant l'interminable rituel de la septième heure de la nuit. Il fit couper les vivres à un scribe dont tous les hiéroglyphes ne penchaient pas du même côté et qui diluait trop ses encres.
Il organisa le petit personnel de nettoyage du temple en véritables bataillons militaires chargés de traquer le moindre grain de poussière, la plus petite trace de pas sur les dalles des sols polies comme des miroirs. Les malheureux tombaient d'épuisement mais n'auraient jamais osé se plaindre ou réclamer de meilleures conditions de travail, d'autant qu'ils n'étaient défendus par aucun syndicat digne de ce nom. Un vieux balayeur qui n'arrivait pas à suivre le rythme fut affecté à la blanchisserie, travail encore plus pénible qui lui porta un coup fatal. Irynefer n'éprouvait ni pitié ni compassion, il était insensible à la souffrance des autres et probablement à la sienne propre.
La reine le faisait espionner dans l'espoir de mettre au jour des irrégularités ou quelques fautes, même bénignes qui auraient entaché sa réputation de rigueur.
Irynefer en connaissait aussi un brin en comptabilité. Il éplucha les comptes d'un temple qui possédait des richesses incroyables issues des dons faits par les souverains depuis des siècles , terrains agricoles, pâtures, troupeaux, propriétés dans plusieurs nomes du sud, réserves de blé, d'or, de bronze, d'argent, de pierres précieuses, d'encens.
Le domaine d'Imn occupait 80 000 personnes depuis les desservants du dieu jusqu'aux artisans, paysans, gardes, mineurs, bouviers et pour organiser le tout, une armée de scribes.
Il constata de nombreuses irrégularités et bien des têtes sautèrent. Cet homme était une vraie machine à calculer qui faisait trembler les plus retors.
Cette richesse donnait des sueurs froides à la reine. Pour elle, Karnak était un Etat dans l'Etat qui échappait à l'autorité royale. Un jour, le maître de cet empire religieux et économique finirait par renverser la dynastie des Thoumosides et par prendre le pouvoir.
Comme dans l'Education nationale, l'armée ou l'administration, il existait une règle de base dans cette organisation : ne jamais contester la hiérarchie et suivre scrupuleusement les ordres venus d'en haut au risque de s'attirer de graves ennuis.
Un conflit ouvert éclata entre Irynefer et le Maître des rites qui lui reprochait d'exiger une perfection absolue dans le déroulement de ces derniers. Pas question de changer un mot, de modifier un geste ou la présentation des tables d'offrandes. Or l'expert en rituels tenta d'expliquer au Premier Prophète qu'un rite, pour bien fonctionner, devait tolérer quelques variations qui lui donnaient une certaine souplesse et, finalement, introduisaient la notion de libre choix.
Seul le netjer est parfait, et ceci reste encore à démontrer, affirmait le Maître des rites.
La tension devenant insupportable, le Maître préféra quitter le domaine d'Imn et alla officier dans le sanctuaire d'Esna où il pouvait mener les cérémonies à sa guise.
On était au bord de l'implosion. Le mécontentement s'amplifiait quand Irynefer s'écroula au beau milieu du rituel de l'aube dans la stupeur et le soulagement général.
On transporta son corps dans une Ouabet de la rive ouest pour procéder à une momification de qualité. Les taricheutes, en ouvrant son corps ,découvrirent qu'Irynefer était un androïde doté d'une intelligence artificielle.
L'Invisible Imn qui, comme tout le monde, ne le supportait plus, avait peu à peu, détraqué cette mécanique impeccable qu'il s'empressa d'envoyer dans le futur.
Comments