Padimahès glissait dans ses explications un brin d'extravagance qui étonnait chez un homme par ailleurs si pondéré.
Il prétendait que, la nuit, les statues parlent entre elles quand elles sont caressées par la clarté lunaire.
Contremaître dans la carrière de quartzite rouge du Djebel el-Akhmar, il avait vu défiler les plus grands artistes du royaume venus chercher ici un bloc à leur convenance.
Quand il s'agissait de sculpter un de ces colosses royaux placés devant les pylônes d'un temple, le Fils de Hapou se déplaçait lui-même jusqu'à la carrière. Il passait des heures à suivre les lignes de faille, à humer le parfum minéral, à murmurer des incantations avant de donner l'ordre de dégager un bloc, souvent à une profondeur conséquente. Dans le Double Royaume, on n'utilise pas les couches superficielles de la roche qui ont laissé s'échapper le tellurisme des profondeurs issu du netjer PEGA, divinité tutélaire des carriers et de tous ceux qui ont à ouvrir la terre, comme les laboureurs. Ce dieu très ancien est la forme primitive de GEB. ses bras étendus représentent la terre associée au cosmos. C'est lui qui remet à CHOU les défunts afin qu'ils s'élèvent vers le ciel.
Min, Hathor, Ptah et Seth sont les autres divinités attachées aux carrières.
C'est Ousir qui révèle aux hommes les richesses du monde souterrain.
Les carrières ne sont pas des lieux ordinaires. Elles s'apparentent aux téménos, à des territoires divins où les phénomènes singuliers se multiplient. Avant de lancer une campagne d'extraction, on y pratique le Rituel d'ouverture de la bouche. Tout y semble immobile et pourtant rien n'y est stable. Les vents chantent ici bien d'autres chansons, la réalité se fragmente, les ondes sonores se déplacent en suivant des circuits compliqués et générateurs de troubles.
Le terme hiéroglyphique pour carrière est Biaou, un mot désignant des choses merveilleuses.
Les carrières abritent toutes sortes de génies bienfaisants ou malfaisants quand ils provoquent de dangereux éboulements. On les nomme les Maîtres de la montagne et on pratique des fumigations d'encens pour les rendre favorables.
Le roi, fils des dieux, est le propriétaire des carrières. On le nomme alors L'explorateur, le prospecteur, la montagne d'or, le régent des carrières.
Comme le Fils de Hapou, Padimahés préférait le quartzite à toutes les autres roches que l'on peut trouver en Egypte. C'est un grès ferrugineux silicifié, la plus dense et la plus solaire des pierres égyptiennes. Il offre une grande résistance à l'humidité et aux intempéries Il permet un polissage exceptionnel. Sa valeur est équivalente à celle de l'or. Il sert, entre autres, à la confection des pyramidions.
Sa couleur rouge est le sang cristallisé du serpent AAPEP vaincu par Rê lors de son périple nocturne. Le Gebel el-Akhmar est considéré comme la place où le Démiurge livra son premier combat contre Seth, l'ennemi cosmique.
Son nom est Benout ou Biat. Benout est aussi la meule qui sert à polir les pierres dures.
Une statue en quartzite garde intacte en elle-même la puissance de la carrière et le pouvoir de fascination des choses gestées dans les profondeurs de la planète. Même transportée à de grandes distances, elle maintient le contact avec sa matrice d'origine, ce qui la met à l'abri du mal et repousse l'entropie inhérente à la création.
Pour être belle, une statue doit être redoutable, pensait Padimahès. Elle ne procure pas seulement un plaisir esthétique, elle doit être capable de repousser ou de subjuguer. Elle contrôle ce qui gravite autour d'elle, impose son rythme, peut vous forcer à baisser les yeux ou vous donner envie de l'étreindre.
Intensément vivante, elle est le produit parfait d'une civilisation parfaite. Les Kémitiens n'ont jamais été surpassés dans l'art de la sculpture sur pierre. Ce matériau correspond à leur manière d'envisager la vie qui s'écoule au bord d'un abîme temporel à la fois fragile et immuable, bien loin des douces médiocrités.
Dans la langue hiéroglyphique "se minéraliser" signifie " ne plus être assujetti au temps, s'approcher au plus près de l'éternité".
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