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Les douleurs secrètes

Senay ne goûtait pas ce sentiment de sécurité que l'on éprouve d'ordinaire en famille. Son époux l'inquiétait, les enfants la tracassaient, sans doute les voisins étaient-ils malveillants.

Le problème est qu'elle vivait dans un milieu fermé. Elle avait envie d'air, de voyages, de divinités plus exotiques, moins figées, soucieuses de ses élans de liberté. Elle souffrait au fond d'un manque de solitude. Elle se sentait attirée par un désert dans lequel elle n'oserait jamais mettre les pieds.


La famille est un écran derrière lequel on s'abrite pour se persuader qu'on finira bien par débarquer quelque part tout en se tenant éloigné du cœur des choses.

En labourant son champ, un paysan avait trouvé une statue enfouie dans une épaisse couche de limon, une de ces divinités agraires qui font croître le blé, rendent joyeux les oiseaux et les serpents. Senay avait observé attentivement la statue et lui avait trouvé un air mélancolique et attendrissant. Elle l'aurait volontiers installée chez elle mais les prêtres firent construire autour d'elle une chapelle couverte d'hymnes en l'honneur des dieux bienfaisants qui n'entravent jamais la circulation des fluides.


Senay tentait chaque jour de se persuader que tout allait bien, que le fleuve coulait vers le nord, que la reine allait donner naissance à un fils, que son ânesse n'était plus tourmentée par les mouches.



A défaut d'être belle, elle ne manquait pas de classe, non pas la classe froide des aristocrates de naissance mais celle des femmes d'un peuple ayant derrière elles des millénaires de civilisation et de fastes. Cette classe prêtée aux divinités féminines de Kemet qui émeut et donne des frissons, abolit toute forme de résistance.


Nous tissons des liens avec ce qui existe autour de nous sans que nous n'en ayons vraiment conscience. Parfois, nous entendons un bruit insolite dans la maison, d'autres fois nous faisons semblant de ne pas reconnaître quelqu'un que nous connaissons trop bien, suffisamment familier pour ne pas être intime.


Rien ne doit trahir les douleurs secrètes et les soulagements provisoires pouvant surgir dans un endroit sans importance. Senay était sensible à l'esprit des lieux mais préférait ceux où aucune présence n'obligeait à établir un dialogue. Les anonymes sont dignes d'être aimés. Mieux vaut se taire que de proférer des paroles trop lourdes de sens pour être vraiment significatives.


Tout va disparaître parce que rien n'est immuable, se disait Senay, le fleuve, les champs d'épeautre, les pyramides, les souchets et les sycomores, les poissons dans les marécages du delta, les étalons de la charrerie royale. Elle avait même fini par douter de l'existence du Double Royaume.


Une mendiante s'était installée dans la rue de Senay. Accroupie dans la poussière, une main sur la bouche, elle marmonnait des mots ressemblant vaguement à des prédictions. Elle lui donnait du pain et des tranches de gâteau au miel qu'elle cuisinait pour les enfants et pour les dieux.

Le premier jour de la fête d'Opet, la mendiante lui déclara : De toute manière, il est trop tard maintenant.

Senay n'était pas mécontente qu'il fût trop tard, ainsi la suite serait moins prévisible.

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