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Le voleur d'éternité

Il avait appris à respecter les anormalités, les données contradictoires, les grains de sable dans la machine, les imperfections qui finissent par révéler l'essentiel.


J'aime marcher pieds nus sur des sentiers semés de pierres coupantes, lui avait dit un jour son père, un pilleur de tombes expérimenté. Sa mère et elle tremblaient pour lui chaque fois qu'il se lançait dans une nouvelle entreprise. S'il se faisait prendre, il en serait fini de leur vie confortable et de la considération dont elles jouissaient dans le quartier. En outre, elle aurait du mal à trouver un mari.


Le métier de pilleur de tombes n'est pas un long Nil tranquille. Des querelles éclatent entre les complices, les risques de dénonciation sont multiples, le partage du butin se règle souvent dans la violence et en cas d'arrestation, les châtiments sont exemplaires. De plus, un accident est toujours possible et certains morts vicieux font truffer de pièges leur demeure d'éternité.


Un pilleur ne doit pas être superstitieux, se laisser gagner par ces histoires de créatures féroces qui défendent les tombes bec et ongles. Plus jeune, mon père n'avait jamais prêté foi à ces sornettes mais aujourd'hui l'armure commençait à craquer. Il avait des doutes depuis qu'il avait entendu des bruits suspects dans l'hypogée d'un notable du règne précédent, tenu pour un Mage. Cela ressemblait à des ricanements, des grognements, des sons annonciateurs de glissements de terrain.

Pour la première fois, il avait l'impression d'être entré en territoire hostile. Une menace tournait autour de lui, quelque chose de malsain et d'oppressant dans un lieu fermé où peuvent s'accumuler des forces contraires.


Mon père n'avait jamais évoqué devant moi l'idée du bien et du mal. Il ne croyait ni à l'un ni à l'autre. Son seul objectif était de ne pas se faire prendre la main dans le sarcophage. Il écartait les craintes puériles inhérentes à la fréquentation des zones intermédiaires où séjournent les défunts.


Il ne vénérait qu'un seul dieu, Seth, la plus sauvage des divinités de notre panthéon, lui qui n'avait jamais déploré ses crimes et revendiquait toutes les transgressions dont il s'était rendu coupable. Un dieu idéal pour un profanateur de sépultures.

Nonobstant, Seth n'est pas un dieu protecteur. Au contraire, il intensifie le pouvoir du mal, vous plonge dans les affres de la précarité morale. Il souffle sur les braises, conseille de vous éloigner des sentiers battus, vous assène que votre prospérité ne connaîtra pas de fin tant que pour persisterez dans la déviance. Il agit en profondeur tout en feignant de rester en surface. Dépouiller un bienheureux défunt n'est pas plus grave que voler une grenade sur l'étal d'un marchand.


Aujourd'hui, j'ai du mal à reconstituer les événements qui précédèrent sa chute. La veille de sa disparition, il ne paraissait pas plus inquiet que d'habitude mais j'ai noté quelque chose de différent dans sa démarche quand, à minuit, il quitta notre maison. Seth l'avait sucé de l'intérieur, il ignorait qu'il était vide.


Il ne savait pas que la tombe où il avait choisi d'opérer était en fait le cénotaphe d'une reine morte depuis des siècles. Il n'y a rien dans un cénotaphe, pas de mobilier funéraire, pas de statues, pas de miroirs, encore moins de momie. C'est en fait une des portes qui permettent d'entrer dans la Douat, un lieu de passage aux seuils incandescents. Il était impossible de rebrousser chemin. Mon père était tombé dans un piège.



Un gardien à tête de crocodile lui déclara sans ménagement : Tu n'es plus vivant, tu n'es pas encore mort. Dans la nuit des nécropoles, tu hurleras pour effrayer les profanateurs qui s'acharnent à priver les défunts de leur éternité. A cause d'eux, de toi, le monde est peuplé de fantômes. Ceux que tu as dépouillés te traqueront jusqu'au fond de l'univers. Si tu aimes les mauvaises surprises, tu vas être servi ! Tu n'as même pas idée de ce qui va arriver.

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