Touri était habité par un Esprit intermédiaire qui n'avait aucun lien de parenté avec les Djinns ou les Goules. Avec lui, Touri vivait en marge de la société, de la raison ordinaire et de tout système bien établi. Il n'était pas loin de considérer cela comme un privilège tant il était dégoûté par les manières frustes et le manque de curiosité spirituelle de ceux qu'il côtoyait.
Les villageois le craignaient et disaient qu'il avait des dents de rat et une queue de renard. Néanmoins ils faisaient appel à lui dès que survenait un de ces phénomènes insolites si fréquents dans le royaume de Kemet.
Il savait comment faire sortir un serpent d'une maison, comment éloigner les étourneaux qui s'abattaient sur un champ de blé mûr, comment rendre inoffensif le venin des scorpions et des araignées, comment faire passer les nausées et les fièvres.
Touri était payé en retour par des insultes, des menaces et l'interdiction de résider à
l'intérieur du village. A l'orée du désert, il s'était construit un abri en briques de limon au milieu d'un jardin potager où étaient plantés un figuier, un olivier, deux acacias et un palmier doum. Un couple de chiens noirs et rouges, Bebon et Beset, en défendaient l'accès. Les paysans leur jetaient des pierres et des imprécations.
Il advint que le chef de la communauté, le Moudir, fut terrassé par un mal foudroyant qui lui fit tomber les dents, les cheveux, la barbe et tous les poils du corps. L'Esprit intermédiaire recommanda à Touri de le soigner en échange de plus de respect et de considération.
Ce Moudir n'était pas un mauvais homme mais, imbu de sa personne, faisait l'important. La perte de ses poils était pour lui une sérieuse humiliation. Il était trop sérieux, trop rigide, pensa Touri, ce qui était à l'origine de son mal.
Pendant des nuits, il l'encouragea à lâcher du lest, à considérer les choses avec plus de détachement. Il lui apprit à rire à gorge déployée comme le préconisaient les disciples de Neith en son temple de Saïs.
Bientôt, les cheveux, la barbe et les poils repoussèrent encore plus drus qu'auparavant. Pour les dents, c'était une autre paire de manches car la déesse scorpion Serket n'attribue qu'un jeu de canines et de molaires par incarnation. Le Moudir retrouverait ses belles dents dans la Douat. En attendant, il mangerait des fruits et autres nourritures molles. Qu'importe, désormais il riait de tout et de rien et se sentait de plus en plus léger.
Il tint parole, interdit à ses administrés de maltraiter Touri, de se moquer de lui ou de prétendre qu'il jetait le mauvais Œil. Il lui offrit quatre sacs de blé, un deben d'argent, une cruche de bière, une chèvre et une ânesse pour faciliter ses déplacements qui se multiplièrent car on faisait sans cesse appel à ses services.
Le fou maudit devint un sage estimé à sa juste valeur.
Un prodige le fit entrer dans la légende. La 28e année du règne du souverain, une crue dévastatrice s'abattit sur la Vallée. La norme de 16 coudées d'élévation venait d'être dépassée et les eaux boueuses commençaient à menacer le village.
Le Moudir recommanda d'implorer Hâpy, Khnoum, Taoueret et les Génies de l'élément liquide. L'eau continuait à monter. Alors Touri prit les choses en main. Avec un bâton à tête de serpent, il traça une ligne au sol que les eaux bouillonnantes ne purent jamais franchir.
Quand Sa Majesté prit connaissance de cet exploit, il fit mander Touri à la Cour et le nomma séance tenante Maître des eaux, Supérieur de la crue, Ami Unique aimé du roi et de tous ses sujets.
Somptueuse et énigmatique image