Les seuls endroits du monde qui ne sont pas dangereux sont les téménos, mot qui peut aussi s'orthographier temenos. Moi je préfère avec les accents qui donnent au mot une sonorité plus magnétique.
Les téménos se trouvent dans des endroits isolés que personne ne fréquente car ils émettent des ondes protectrices qui éloignent les individus louches et la foule des faux pèlerins. C'est dire que des pseudo téménos comme le Mont Saint Michel, mi- normand mi- breton, n'en sont pas puisqu'ils drainent des hordes de touristes en bermudas et robes à fleurs, plus concernés par les omelettes de la Mère Poulard que par les charmes délétères du cloître.
Le silence enveloppe les téménos. Pour la plupart de nos contemporains, le silence est insupportable. Ils préfèrent le bruit qui, pensent-ils, leur évite d'entendre la Mort s'approcher en catimini. A l'inverse, les Egyptiens tenaient la Mort pour bruyante mais, une fois passé sur l'autre rive, on pouvait résider dans un 5 étoiles où un vaste espace et le silence font partie du luxe de base tandis que des colombes blanches marchent sur les toits.
L'histoire des téménos n'a jamais vraiment été écrite. On trouve des allusions dans les mythes, les récits d'heroïc fantasy, les romans graphiques qui en proposent des images pas très convaincantes. Il est vrai que ce sfumato leur convient bien, même si dans le milieu méditerranéen il existe des téménos en pleine lumière, plantés au sommet d'un acropole ou au milieu des chênes et des platanes. Dans les brumes de la Bretagne Grande, les téménos ressemblent à des abbayes en ruines peu contaminées par des pratiques chrétiennes, exhalant de fortes effluves celtes de forêts pourrissantes . Ici, ils sont hantés par les Licornes tant qu'ils restent vierges.
Une personne sensée ne confondra pas un téménos avec un aéroport, une banlieue pourrie, un terrain de sport ou l'immeuble de l'ONU à New-York.
Cependant de rares et petits téménos se dissimulent parfois dans les lieux les plus improbables. L'odeur des champignons peut trahir leur présence. Les sublimes monuments de Dendera ou d'Edfou redeviennent des téménos quand ils sont abandonnés par la foule des visiteurs au moment du déjeuner ou à la 7e heure de la nuit. Je pointe alors mon museau de fouine et je jouis comme une bête le soir au fond des téménos pleins d'ogres et de créatures de Lovecraft s'exprimant dans des langages n'émettant aucun son dans l'espace.
Un détective mal vissé, un explorateur souffreteux, un chasseur de trésor ne trouvent jamais la moindre trace d'un téménos. Les Services secrets ne les cherchent pas car ils restent persuadés qu'ils ont disparu depuis des lustres. La foule avide des badauds pense qu'on les a dupliqués dans les parcs d'attraction ou les répliques à l'identique des grottes peintes du Néolithique. Pour les débusquer, les fondus d'informatique épluchent sans succès des milliers d'organigrammes. Les astrophysiciens affirment avoir trouvé des traces de téménos dans la constellation du Sablier mais ils n'ont fourni ni preuves ni images.
Les téménos dérangent car il est impossible d'y séjourner longtemps, d'y mener une vie tranquille. Des pans entiers du décor se déplacent, les poneys boitent, le temps se fractionne en unités aléatoires, l'étanchéité n'est pas envisageable, pas de réseau pour le Dark Web, à chaque seconde on risque d'y laisser des plumes, y pénétrer c'est abandonner toute espérance de conformité avec le quotidien douceâtre.
Pour pondre leurs œuvres immortelles, des écrivains se réfugient dans un téménos qu'ils ont imaginé. Ils le sabordent quand l'inspiration est tarie ou qu'ils sont pris d'une langueur taoïste.
J'aime les téménos, entre autres ceux qui se planquent dans l'oasis du Fayoum autour d'un lac en train de s'évaporer. L'un d'eux, dont je tairai le nom, met les pendules à l'envers, chamboule les idées reçues, vous oblige à marcher sur la tête, à bien négocier les faux pas et les échecs. Il faut entrer dans un étroit couloir creusé dans l'épaisseur d'un mur et compter jusqu'à 7 avant de sortir à reculons en vérifiant que vous n'êtes pas suivi.
Le mot téménos est forgé sur la racine sanscrite TEM, couper, borner, circonscrire ou éclaircir une forêt. On pense au NEMETON, clairière sacrée des Gaulois. C'est donc un lieu saint cosmo-tellurique établi sur une aire sacrée appartenant à une entité divine pour laquelle on pratique des rituels.
Les Egyptiens le nomment Setepet Netjer, le lieu choisi par un netjer car en effet ce ne sont pas les hommes mais les dieux qui choisissent les téménos, lieux théophaniques, points de passage, réservoirs de mana et centres de recréation permanente du monde.
Avant d'être enclos dans des temples, le téménos était implanté dans un site naturel isolé comme une forêt, une caverne, un plateau, un rivage, une source, un étang, une île.
Si on délimite soigneusement ce lieu, c'est pour mettre en place une rupture de niveau et empêcher les profanes d'y pénétrer, ce qui explique les énormes murs d'enceinte des temples égyptiens.
Le chevalier cherche des épitaphes dans les temples en ruines, il y voit d'admirables choses. Le songe de Poliphile.
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