Ka-Aper désirait se fondre dans le paysage comme un fennec dans le désert mais il était un membre éminent de la Cour royale. Sa Majesté venait de le nommer Maître du protocole, un efonction prestigieuse, à haut risque et nécessitant des qualités exceptionnelles.
Ka-Aper devait avoir l'œil sur tout : la disposition des mets sur la table royale, le plissé des pagnes, le maintien des distances pour approcher Sa Majesté, les milliers de petits riens rythmant la journée du roi du monde.
On ne lui connaissait ni épouse ni parents. Depuis longtemps, il tournait tel un électron libre dans un monde dont il dynamitait les frontières. Le mot "aimer" le faisait fuir, il ne voulait être le confident de personne. Le service du roi occupait tout son espace mental. Cependant, il n'éprouvait pour lui ni affection ni admiration. Une fois retiré dans sa maison, il faisait le vide et passait le plus clair de son temps à rêvasser à des choses futiles, à des événements se déroulant dans un joyeux désordre, à un système où personne ne s'occupait de personne. Ainsi préservait-il sa liberté de manœuvre et une certaine tranquillité d'esprit qui restait cependant bien fragile.
Rien de pire qu'une fonction officielle de premier rang quand on aime raser les murs et passer inaperçu.
Ka-Aper sortait rarement du palais sauf à l'époque de la crue. Il adorait voir les eaux rouges du fleuve monter à l'assaut des berges et transformer tout le royaume en un gigantesque marécage. Les bruits étaient plus feutrés, l'humidité de l'air apaisante, les limites territoriales abolies. Il comparait cela au retour du Noun, un état indifférencié qui l'enchantait.
Lui qui régentait des bataillons de serviteurs ne supportait pas chez lui le moindre domestique. Il faisait lui-même sa lessive, ses repas, son ménage, tâche relativement aisée car sa maison était pratiquement vide. Quand un prince lui offrait un vase d'albâtre ou un coffret à parfums, il s'empressait de le rétrocéder à l'un de ses subordonnés. Il détestait tout ce qui pullule, s'entasse, comme ces centaines de shaouabtis que les gens bien nés croient bon d'emporter dans leur tombe au risque d'encombrer un au-delà qu'il imaginait fait de grands espaces avec rien pour arrêter les yeux fardés d'un trépassé sans bagage.
Le roi ne s'intéressait pas à la vie privée du personnel du palais mais l'extrême discrétion de son maître du protocole avait fini par attirer son attention, lui qui vivait dans les fastes de la représentation, lui qu'on assimilait au soleil et aux étoiles. Il n'avait jamais eu l'occasion de passer inaperçu et maintenant cela l'intriguait.
Il invita Ka-Aper à le rejoindre dans une partie de la Grande Maison réservée à son usage exclusif.
- Je sais que c'est contraire à l'étiquette Ka-Aper mais je vais te demander de me regarder dans les yeux et de prendre mes mains dans les tiennes. Que ressens-tu ?
- Le magnétisme d'un homme qui prétend être le roi de Kemet et qui se vautre dans l'opulence et l'ostentation.
- Aurais-tu des doutes sur ma légitimité ?
- Non, peu importe mais je me demande qui se cache derrière le masque d'un souverain aux pouvoirs sans limites.
- Cette histoire de masque me donne une idée. Nous avons la même corpulence, un timbre de voix assez proche, personne ne connaît vraiment mon visage, nous allons échanger nos rôles
- Que veux-tu dire ?
- Tu seras désormais le roi de Kemet et je coulerai dans ta maison des jours tranquilles.
On ne refuse rien au roi. Désormais la vie de Ka-Aper fut un enfer, il se sentait en permanent décalage. Certains s'étonnèrent qu'il fasse sa lessive et passe le balai dans la salle du trône. On prit cela pour une royale lubie.
Ce récit n'est pas un conte. Cette histoire se passa dans la seconde moitié du Moyen Empire où se déroulèrent de nombreux événements restés inexpliqués.
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