Presque personne ne sait que des créatures surnaturelles vivent dans les temples de Kemet, dans les nécropoles et même dans le lacis des ruelles du Vieux Caire. Elles sont en permanentes métamorphoses et peuvent prendre bien des formes : bloc sculpté de hiéroglyphes servant de seuil à une demeure médiévale, chats roux ou noirs, vieillards décatis, murs rongés de salpêtre, passages secrets entre deux mondes, rat se faufilant sous une porte, impression de déjà vu, sentiment qu'on ne serait pas mieux ailleurs.
Dans le souk du Khan el Khahili, le marchand m'offre un verre de thé brûlant et archi sucré. Il vend des parfums dans des flacons de verre soufflé. Parfums trop capiteux, flacons trop colorés. Je tente de lui expliquer qu'ils sont trop fragiles et ne supporteraient pas un long voyage de retour. Il me regarde comme si j'avais dit une ânerie monumentale. Il comprend que je n'ose pas prendre congé alors il disparaît. Je ne sais pas si c'est dans son arrière-boutique ou dans une autre dimension ?
Dans la chambre d'hôtel, je me regarde dans un miroir. Qui est la personne qui m'examine avec autant d'acuité ? Ce n'est pas moi ! Je recouvre le miroir d'un drap comme on le faisait autrefois dans la maison où quelqu'un venait de mourir. A l'extérieur, un imam furibard crie que les mécréants iront en enfer. Je suis triste, je ne peux plus rester dans cette chambre. Je décide d'affronter la moiteur polluée de la ville. Dans l'escalier, je croise une Ombre qui me déclare : Tu es un animal mais pas forcément un mammifère.
J'avais envie de dynamiter le système, de faire disparaître le monde, à l'exception de Kemet et de ma bibliothèque. Mieux valait sans doute se complaire dans une mélancolie paresseuse, être une statue - cube posée sur un pavement d'albâtre, une pépite d'or dans la minière, une vérité archaïque, quelque chose de définitivement sauvage. Il suffit de gommer la partie dramatique des évènements.
Ces créatures sont belles parce qu'elles restent inexplicables, évoluant dans des corridors obscurs, négligeant les apparences, trahissant les pactes, tournant en dérision nos modes de pensée. Dans un mastaba de Guiza, à l'ombre de la pyramide de Khoufou, l'une d'elles rend des oracles à condition que les questions ne concernent pas le futur mais le passé. Je lui demandai si je serais un jour un Shemsou Hor. Elle répondit : C'est inutile, on ne peut rien ajouter à l'excellence. Tu n'es pas encore parti. Il y a des dragons dans tous les mythes, des sphinx muets, des chemins qui ne mènent nulle part, des Oracles qui racontent n'importe quoi.
Le site de Guiza est déroutant. Soudain les pyramides ne semblent pas aussi hautes. On a plutôt envie d'aller fouiller dans leurs entrailles, de parler avec les carriers, les tailleurs de pierre, les maçons qui continuent à assembler les blocs de calcaire ou de granit. Ils ne sont pas fatigués, le dieu Sokar gère le chantier et rend léger tout ce qui est censé être lourd.
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