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Des plumes et des écailles

Le passé lointain ne manque pas d'intérêt. Nakhti parlait souvent avec ses amis de l'histoire ancienne de Kemet. Ils passaient de longues soirées à évoquer le règne du roi Scorpion ou des formidables ambitions architecturales de Snéfrou.

Tout ce qu'on raconte sur eux est-il vrai ? Qu'est-ce qui relève de l'Histoire, de l'hagiographie ou de la légende ? Ils se demandaient parfois si l'incroyable histoire de leur pays ne relevait pas en partie de la fiction ou de l'imagination de scribes en mal de sensationnel, de remarquable, d'époustouflant, de tout de qu'il fallait pour arracher à la platitude les chroniques événementielles.


Toutefois le présent n'est-il pas plus mystérieux que le passé ? Que savons-nous du présent, c'est-à-dire d'une réalité en train de s'écrire ? Le présent part dans toutes les directions. Comme rien n'est achevé, tout peut advenir. L'Histoire ne peut se comprendre qu'avec de longues périodes de recul.


Le nœud du problème avec le passé est qu'il est impossible de remonter le temps. Les archives peuvent être falsifiées et, selon les intérêts de chacun, les témoignages mis en doute.

Nakhti avait travaillé sur les archives du Double Royaume et avait constaté qu'un même évènement peut être rapporté de bien des manières, avec des détails divergents, des précisions invérifiables. On pouvait toujours se poser des questions sur tel monarque du Moyen Empire ou sur les véritables raisons de la disparition subite de tel autre.

Au fond, un historien doit travailler dans l'esprit d'un enquêteur de police, poser et reposer encore les bonnes questions et chercher des témoins parmi les morts qui, habituellement, ne sont pas très diserts. Nakhti estimait, lui, qu'on ne devait accorder aucun crédit à la parole des spectres.


Peu à peu, il avait appris à farfouiller dans les strates les moins sécurisées de l'Histoire, à lire entre les lignes. Il n'hésitait pas à émettre les hypothèses les plus audacieuses.

Grâce à cette méthode, la vie d'un homme comme Amenhotep Fils de Hapou prenait un autre relief. Il était mort depuis huit siècles mais Nakhti cerna bien certaines facettes de sa personnalité. Lui qui paraissait si sérieux envisageait la vie comme un jeu et se gardait bien de mettre en place des choses définitives. Il s'appliqua à faire tomber toutes les barrières, à retourner les méchants comme un gant, à semer le doute dans l'esprit des puissants. Il recommandait aux mendiants de ne pas inspirer la pitié mais l'inquiétude en se faisant passer pour des émissaires divins.

Il portait aux autres une grande attention tout en prétendant qu'il n'était pas disponible.

Il affirmait que Kemet ne tirait pas sa force de la métaphysique mais de la Magie car elle se teinte de métaphysique et d'éléments puisés dans l'héritage des Ancêtres de Djéhouty.


La connaissance n'est utile que si elle est expérimentale et nous conduit à foncer tête baissée dans les énigmes sans lesquelles l'existence n'aurait aucune saveur. Il ne faut pas se contenter de ce que nous sommes mais investir tout ce qui est différent de nous et nous conduit vers d'autres dieux, d'autres inquiétudes, d'autres gestes rituels et vers des milliers de questions dont personne ne connaît la réponse. Vivre à la fois dans la quiétude et en état d'alerte mais jamais dans le contentement de soi-même, dans la certitude que nous sommes un rouage essentiel de notre époque.

L'autre n'est digne de confiance que s'il vous oblige à vous transformer, à tomber de haut sans pour autant retomber sur ses pattes.


Nakhti avait fini par se demander si le Fils de Hapou était un renard, un loup, un singe ou une créature fuyante échappant à toute démarche qui n'opposerait pas l'ignorance et la connaissance mais les périodes d'éveil et d'engourdissement.

Quand on approche de la fin, est-on plus réceptif ou plus insensible aux manifestations de l'Invisible ? Avons-nous seulement conscience de la sacralité d'un Invisible qui nous travaille en profondeur ?


La connaissance repose sur une érudition sensitive, à fleur de peau, posée sur les écailles des serpents et les plumes des oiseaux.

Nakhti imaginait le Fils de Hapou revêtu de la cape de plumes du dieu Ptah. Cet homme remarquable ne souhaitait pas se faire passer pour le netjer des forgerons mais pour un chaman enseignant l'art de voler à des Esprits pourtant bien entrainés à se laisser porter par les courants ascendants ou descendants.


Ce soir-là, ses derniers mots furent : Est-il possible d'enseigner l'art de voler à des êtres dépourvus d'écailles ou de plumes mais ayant déjà connu de multiples tentatives d'élargissements ?

L'essentiel reste de n'imiter personne pour ne pas entrer en phase d'involution.

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