Lors du chantier de construction, l'architecte avait besoin de contacts humains, non pour parler de lui ou de la pertinence de ses travaux mais pour évoquer ce qui était en train de s'installer dans des perspectives inédites
Le temps n'est pas un problème : dans les moments d'effort intense, il se dilate ou se contracte à volonté. Ce n'est pas nous qui avons besoin du temps, c'est l'inverse, expliquait-il à ses jeunes collaborateurs médusés pour qui la notion même de temps n'existait pas encore.
Le plus délicat n'est pas l'approvisionnement du chantier en pierres ou en bois mais le problème de la gestion des équipes qui se croisent dans un va-et-vient incessant, occasionnant souvent des disputes ou des bagarres. Le charpentier méprise le maçon qui tient le porteur d'eau pour une petite merde.
Les volumes sont répartis en fonction de leur orientation par rapport à la course du soleil ou aux déambulations capricieuses de la lune. Certaines étoiles comme Soped-Sirius doivent aussi trouver leur voie dans le labyrinthe de pierre où le sang, les humeurs, les fluides circulent librement pour ne pas menacer le dynamisme de l'univers.
A chaque heure du jour et de la nuit, les sacerdotes de Djéhouty et les prêtresses de Seshet viennent pratiquer les rites installant le monument dans la sacralité. L'architecte aime leurs gestes lents, leur démarche souple, le timbre particulier de leur voix quand ils lancent des imprécations contre les Génies perturbateurs qui troublent les ouvriers ou déstabilisent des blocs de plusieurs tonnes. Sans eux, aucune construction ne pourrait être menée à terme. Parce qu'ils ignorent cela, nos actuels techniciens se demandent comment tout ça a été possible. Ils n'imaginent pas une seconde qu'une incantation magique est plus performante qu'une grue.
Il se dit que lorsque tout sera fini, il ira faire de longues siestes dans son jardin planté de sycomores, loin de la poussière et du bruit.
Il sait pourtant que le chantier ne connaîtra pas de fin. Pendant des siècles, on continuera à haler des blocs, à paver de basalte des cours à portiques et d'argent des salles hypostyles. Il plante des colonnes dans le temple et des arbres dans les jardins ou entre les sphinx du dromos.
Les dieux attendent pour investir les lieux que la dernière pierre soit posée, que soit peinte l'image la plus singulière du maître de céans.
Ne nous pressons pas, se dit l'architecte, laissons aux colonnes le temps de trouver leur place, aux différents minéraux de fraterniser. Laissons à la douceur des lignes le temps de faire respirer les chapelles, les cryptes, les escaliers, les couloirs, les salles s'offrandes et les laboratoires.
Les statues commencent à arriver sur le site. Elles sont placées dans des entrepôts couverts avant d'être installées sur les points où convergent les courants. Dans la pénombre et l'odeur des briques de limon, l'architecte les caresse, s'entretient avec elles, prend leur avis sur la conduite des travaux, les remercie d'être là, bien vivantes, bienveillantes, attentives.
Il savait aussi qu'un jour le temple s'écroulerait, serait en ruines, seulement habité par les serpents, les renards, les oiseaux, les chats et les archéologues soucieux de rétablir les fastes d'autrefois.
Il n'avait pas encore fait sceller les dépôts de fondation aux quatre angles du monument. Il y déposa des échantillons de tous les minéraux présents dans la construction, de l'ocre, du salpêtre, de l'encens, des talismans et des pentacles.
Demain à l'aube, Sa Majesté viendra ouvrir toutes les portes.
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