Araldino s'était spécialisé dans la restauration et la photographie des amulettes. Il considérait ces petits objets magiques comme sa vraie famille, sa raison de vivre et l'occasion d'explorer des mondes peu familiers.
Né à Turin, il avait découvert très tôt le Musée égyptien de la ville et son incomparable collection où certaines œuvres touchent au sublime. Une telle concentration de chefs-d'œuvre l'avait bouleversé en profondeur et rendu fou amoureux de Kemet. Il avait définitivement coupé les ponts avec les vertus anesthésiantes de l'immédiateté.
Ses collègues le considéraient comme un peu cintré, trop à l'ouest pour devenir un camarade que l'on invite à la maison pour déguster une bonne pizza. Lui les tenait pour des épiphénomènes peu dignes d'attention. Il leur parlait peu, réservant ses commentaires et réflexions pour le petit peuple des amulettes qui l'investissaient un peu plus chaque jour. Des dieux, des animaux, des objets indéfinissables, des outils rituels, de quoi dériver pendant des siècles sur les vagues du temps et des espaces sacrés.
Il aimait caresser les hippopotames en ivoire, les dieux en or, les scarabées en faïence bleue et noire. Quand il les tenait dans sa main, il sentait battre leur cœur. Ces minuscules créatures étaient curieuses et lui posaient toutes sortes de questions sur lui, sur le Musée où elles étaient retenues prisonnières, sur les bruits de la ville, sur les visiteurs qui les observaient à travers les vitres en se demandant à quoi elles pouvaient bien servir.
Ses collègues, qui entraient sans prévenir dans son atelier, le trouvaient en grande discussion avec un crocodile ou un bélier. Peu à peu, ils s'y étaient habitués et trouvaient cela presque normal. Après tout, un anthropologue parle avec les peuplades qu'il étudie. Il peut même entretenir avec elles des rapports d'amitié.
Araldino emportait parfois chez lui des spécimens qu'on lui confiait. Il les installait dans un coffret florentin garni de coton hydrophile, les emmenait avec lui quand il changeait de pièce. L'eau courante, le gaz ou l'éclairage électrique suscitaient bien des étonnements mais ce qui troublait le plus les amulettes était le manque de douceur de l'air, les fluides qui fusent dans tous les sens et le fait qu'on ne voit jamais le soleil, la lune ou les étoiles.
Dans son appartement vétuste hérité de ses parents, il avait accumulé une incroyable documentation sur le sujet qui lui faisait oublier de vivre. Il était submergé, n'arrivait plus à tout mettre en ordre. Il était comme un enfant égaré dans les aventures de Sinoué, du Baron perché ou du Roland furieux. Il naviguait à vue, ne repérait plus les embouchures des fleuves, se laissait porter par les courants océaniques.
Ce n'est pas la curiosité qui l'aiguillonnait mais le désir de percer les derniers secrets des amulettes. Il découvrit trop tard que c'était là mission impossible, une seule vie n'y suffirait pas. Il en saurait toujours trop ou pas assez, les hypothèses se multiplieraient. Les amulettes lui glissaient entre les doigts car elles n'obéissent pas à une logique cartésienne.
Un soir d'hiver glacial où les brumes du Pô s'insinuent dans le moindre recoin, Araldino, assis dans un fauteuil Victor-Emmanuel II, entamait un dialogue avec une amulette thotienne quand il perçut un grattement venant de la porte d'entrée. Il se leva à regret, posa l'amulette sur un tissu blanc et bleu et alla ouvrir la porte en espérant qu'il n'y avait personne.
Il tomba nez à nez avec une créature au physique androgyne qui pénétra dans l'appartement séance tenante.
C'est bien vous, dit-il à Araldino qui commençait à changer de couleur.
Je suis Neb Héka, le maître des amulettes. Je suis venu pour libérer mes compagnons qui sont en train de s'éteindre dans ce Musée sombre et humide. Il lui montra deux grosses valises à roulettes et lui expliqua qu'ils allaient les remplir avec la précieuse collection.
On ne sait trop comment ils opérèrent mais au matin, la directrice du Musée constata la disparition des objets magiques.
Araldino fut rapidement confondu. Il refusa de dire où étaient partis les objets dérobés. Il écopa de trois ans de prison ferme qu'il mit à profit pour classer ses fiches et ouvrir de nouvelles pistes de recherche.
La veille de sa levée d'écrou, il comprit enfin comment il pouvait devenir une amulette.
Il fut le dernier occidental à jouir des bienfaits de la Magie kémitienne.
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