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Décalage horaire


Dès l'instant où la conscience a illuminé mon esprit, j'ai eu la conviction que j'étais un autre.

Le petit bonhomme du Nouvel Empire a commencé à se promener dans des strates d'existences habituellement enfouies dans la mémoire akashique. Je coexistais avec des Baou supérieurs qui contaminaient ma vie quotidienne. En traversant un temple, j'entendais les litanies chantées par des prêtres en l'honneur d'un dieu qui n'existait pas encore. Comment peut-on identifier un netjer changeant sans arrêt de masque ?

Je parlai à ma mère de ce phénomène. Elle me conseilla de me taire afin de ne pas passer pour complètement fêlé.

Quand j'expliquais à mes deux frères qu'ils avaient été autrefois des grenouilles, ils me flanquaient une raclée.


Quoique d'une famille modeste et à la suite de je ne sais quel concours de circonstances, je commençai l'apprentissage de notre langue dans une Maison de Vie ou Per ankh .

Certains signes exerçaient sur moi une fascination pérenne, comme l'étoile à 5 branches, le traineau de Tem, la tête coupée du vautour ou le hiéroglyphe de l'Horizon Akhet où un astre qui n'est pas forcément le Soleil se lève entre deux montagnes.

On me reprochait d'être tête en l'air, ailleurs, en décalage permanent. J'acceptais volontiers ce reproche qui était plutôt pour moi un compliment. Je m'ennuyais ferme quand il fallait s'immerger dans le présent et suivre des explications qui ne me concernaient pas.

Mes petits camarades ne voulaient plus jouer avec moi. Ils prétendaient que je portais la poisse et les faisais perdre à tous les coups.

Dans ma tête, je trouvais de meilleurs maîtres et de meilleurs compagnons, sur une planète à la fois plus archaïque et plus délicate.


Je n'étais pas, comme la plupart des gens, cantonnés dans un territoire bien défini, qui ne vont jamais fourrer leur truffe hors des chemins battus. Les chemins de traverse m'attiraient davantage.

Nous habitions à la périphérie de Waset - Thèbes - . Tous les matins je devais marcher une bonne heure pour rejoindre la Per Ankh. Le chant d'un oiseau impossible à identifier pouvait me figer sur place pendant un bon moment. Je voletais avec lui dans les moringas et les sycomores. Mes retards à répétition me valurent des réprimandes et des coups de chicotte. Je finis par être renvoyé après avoir été déclaré inclassable.

Dès lors, je travaillai dans les champs avec mon père et mes frères qui, jaloux comme des teignes, n'avaient jamais vu d'un bon œil mon incursion dans le monde des lettrés.

Certes, je trouvais plus de plaisir à observer les déambulations d'un scarabée qu'à piocher ou nettoyer notre canal d'irrigation.


Une fois par décade avec mes parents, nous allions vendre notre production sur les marchés de la capitale. Mon père étant connu pour produire un miel de qualité, les clients ne manquaient pas.

En écoutant les abeilles, j'avais appris bien des choses sur la pertinence des organisations monarchiques, leurs croyances, leurs légendes, leurs mythes cosmologiques et la fierté qu'elle éprouvaient à être de vaillantes petites butineuses, productrices d'or liquide comme on nomme le miel chez nous.

En fin de matinée, nous allions lever le camp quand un homme se planta devant notre étal. Il adoptait un air important, ses yeux étaient fardés, il portait une lourde perruque et un pagne long aux plis bien amidonnés. Une allure de notable !

Il s'adressa à mon père :

- Ce ne sont pas tes beaux légumes que je veux acheter mais ton fils.

- Tu dérailles, mon fils n'est pas à vendre, nous ne sommes pas dans une société esclavagiste.

- C'est vrai, le terme acheter est maladroit. Je voudrais l'attacher à ma maison pour lui enseigner mon art.

- De quel art parles-tu ?

- Tu as dû te rendre compte que ton enfant n'est pas normal, je veux dire qu'il n'est pas ordinaire, il a toutes les qualités pour exercer la Magie.

- S'il part avec toi, je ne le verrai plus or j'aime l'avoir auprès de moi.

- Ne crains rien, il pourra te rendre visite autant qu'il voudra. Je suis Ineni, Mage attaché au temple d'Imn près d'ici.


Je vis bien que mon père pesait le pour et le contre. Ne pensant qu'à mon bien, il accepta la proposition du Mage. L'homme offrit un bracelet à ma mère qui pleurait et à mon père une bague ou brillait un scarabée en verre libyque. Me prenant par la main, il m'invita à le suivre.

J'étais dans mes petites sandales et j'avais le cœur lourd à l'idée de quitter mes parents mais j'avais confiance en cet homme que je ne connaissais pas quelques instants auparavant. Il sentait bon.

Il logeait dans l'enceinte du temple de Karnak, sur les bords du lac sacré. Sa spacieuse maison était belle et fraîche, entourée d'un petit jardin bien entretenu.

En me faisant visiter, il me demanda :

- Je ne connais pas encore ton nom, ce qui d'un point de vue magique n'est pas indiqué.

- Je m'appelle Nebipou.

- Bienvenue, Nebipou. En échange de mon enseignement, je ne te demanderai qu'une chose. Tu devras balayer la maison et ses alentours en prenant garde de ne pas déranger les araignées et autres bestioles aux pattes multiples. Un mage ne doit éliminer aucune forme de vie, ne rien perturber et tout laisser à sa place.

- Je ne suis pas un magicien mais un garçon qui se demande encore ce qu'il fait ici.

- Tu vas lentement devenir un mage si tu acceptes d'expérimenter ce que je vais te proposer.


Je ne tardai pas à comprendre. Le lendemain, avec mille précautions, je balayai la demeure en écoutant avec ravissement les canards et les oies qui s'ébattaient sur le lac en se racontant des histoires d'humains à mourir de rire.

Dans les mois qui suivirent, il m'apprit à entrer dans la peau de toutes les formes possibles de vie car, disait-il, un mage ne doit rien ignorer du fonctionnement de l'univers.

Tour à tour, je menais pendant quelques jours une existence de scorpion, de serpent, de sauterelle, d'ermite, de soldat, de minéral, d'arbre, de statue, de lièvre, de chat de crocodile, de grenouille, d'hippopotame et d'autres formes de vie plus étranges encore dont je ne pourrais dire le nom. Rien de plus excitant que d'entrer dans d'autres psychismes, d'autres formes de pensée et d'adaptation.

Quand mes parents me demandaient ce que je faisais avec mon maître, je répondais que j'apprenais des tours de magie qui me donnaient une autre vision du monde.

Quand l'expérience s'achevait, Ineni prononçait une formule qui me ramenait à ma forme première.


Hélas, mon maître disparut brusquement, terrassé par des affrits qui se jetèrent sur lui lors d'une séance d'exorcisme. Dans sa tombe, je pratiquai pour lui le Rituel d'ouverture de la bouche.

Je continuai mon apprentissage avec d'autres Mages du temple et fus bientôt considéré comme un habille serviteur d'Héka, le netjer de la Magie.

Les années passèrent, je devins le Supérieur des Mages du temple.

Mes parents étaient morts, mes frères avaient engendré une ribambelle de neveux et nièces qui ne montraient aucune aptitude pour mon art.

Il était temps que je transmette ma science et trouve un successeur.

Un matin, vers midi, je me rendis sur le marché pour dénicher l'oiseau rare, un garçon bizarre en complet décalage horaire qui me ressemblerait comme un frère.





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