Un soir, assis face à l'Ouest, je buvais un bon vin du delta. Mon épouse se tenait à l'Est, mon fils face au Nord et mon cuisinier dans le coin Nord-Ouest. Le monde ou plus exactement mon petit monde était ainsi en équilibre. Nous n'avions rien à redouter des prédateurs, des malandrins et des fumeurs de haschich.
Je me souciais plus du confort des miens que des soubresauts de l'Empire. Je savais que le roi n'est pas le fils des dieux mais le rejeton d'un clan qui s'empara du pouvoir par la force et s'y maintint par la ruse.
Memi-Sabou, mon ami d'enfance est pêcheur. Il aime traquer les poissons dans les roselières et attendre qu'ils mordent à ses appâts. En revanche, il déteste les assommer, les écailler et les vider avant de les proposer à ses clients. La plupart des Kémitiens mangent du poisson, à l'exception de ceux pour qui il est un véritable tabou comme les prêtres ou les rois. On ne trouve pas de poisson sur les tables d'offrandes, ils ne peuvent servir de nourriture ni aux dieux ni aux défunts. Le signe Bout qui les désigne se traduit par ce qui est indigne ou rituellement interdit. Les habitants des nomes qui vénèrent une divinité poisson n'en consomment pas non plus.
Dans le Papyrus Carlsberg, les BA des dieux descendent sur terre sous la forme d'oiseaux à tête humaine tandis que leurs larmes choient et se transforment en poissons.
Quand Memi-Sabou attrape un oxyrhynque dans ses filets, il le rejette immédiatement à l'eau car cet animal au nez pointu et capable de libérer des décharges électriques a, dit-on, dévoré le phallus d'Ousir après qu'il fut jeté à l'eau par son frère. Après cela, Memi-Sabou tâte ses attributs virils pour se rassurer et se prouver qu'il a déjoué un mauvais sort. Les pêcheurs sont superstitieux car leur existence n'est pas sans inconvénients. Les crocodiles convoitent leur chair, les hippopotames font chavirer leurs barques, l'humidité leur cause des rhumatismes et leurs femmes prétendent que même après s'être lavés ils sentent mauvais. Ne parlons pas des mystères qui nagent dans les profondeurs et des créatures étranges qui gîtent sur les berges du fleuve en attendant le moment propice pour se rendre malfaisantes et coupables d'incontestables horreurs qui dérèglent les mécanismes de l'univers.
Il est d'usage de vénérer les divinités de sa caste et Meni-Sabou tient HAT MEHYT en grande estime. Son nom peut se comprendre comme Celle qui est à la tête des poissons ou la plus grande parmi les divinités poissons. C'est une affaire de bon sens d'aimer un netjer qui vous donne un coup de main dans vos activités quotidiennes, vous assiste dans votre profession et vous garantit une honnête prospérité.
HAT MEHYT est un poisson vorace vénéré à Mendès. Elle nageait déjà dans les eaux de l'Océan Primordial. Dans cette cité sainte, elle est la parèdre du dieu bélier Banebdjedet. Certains mythographes en ont parlé comme d'un dauphin, considéré comme l'ennemi héréditaire des crocodiles. Donc HAT MEHYT ne serait pas un poisson mais un mammifère.
Quand il m'invitait à manger, Menou-Sabi ne me servait jamais de poissons car son épouse ne voulait pas les cuisiner. Nous consommions des travers de porc ou des côtelettes d'agneau accompagnés des légumes délicieux de son jardin. Bien sûr, on ne buvait pas de l'eau du Nil mais une bière savoureuse et sucrée où avaient mariné des dattes et du miel.
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