C'était un jour d'un calme trompeur au Caire mais certainement pas dans le reste du monde.
al Qâhira, la Victorieuse est une ville hors plan, au développement rapide et anarchique. Des vivants, des morts, des demi-morts et des semi-vivants s'y croisent de nuit comme de jour. Toutes ses avenues mènent au désert.
Cette ville est une planète qui marche sur la tête.
On risque à tout moment de traverser des fantômes : le roi Farouk dans un ascenseur taillé à sa mesure, un ancien soldat de Bonaparte portant les stigmates de nombreuses blessures, un employé des ponts et chaussées maigrichon passant un chiffon sale sur la rambarde d'un échangeur, un marchand de tamarin épuisé, des gamins qui auraient préféré vivre au Nouvel Empire, une momie passant dans un taxi en compagnie du chanoine Drioton, des prisonniers croisés construisant un aqueduc pour le sultan, des chrétiens priant dans une église délabrée, des musulmans dans une mosquée où repose le dernier Shah d'Iran. Cette cité que les Egyptiens nomment la Mère du monde pourrait se passer de Dieu mais les croyants refusent de le reconnaître.
Mehemet Ali, dans la salle d'apparat de la Citadelle, fait égorger les Mamelouks.
Après un long séjour à Venise, le corps de Saint Marc est revenu au Caire.
Il faudrait construire un énorme musée-mausolée si toutes les momies éparpillées dans le monde revenaient dans leur patrie.
Au sud de la cité, Ptah et Sekhmet veillent sur les ruines de leur énorme temple. La nuit, ils sont escortés des Patèques portant un scarabée sur la tête.
Au milieu du pont menant à Guiza, un homme, un fou peut-être, hurle son désespoir, arrête les voitures, insulte les chauffeurs qui lui conseillent de se jeter dans le fleuve.
Au Caire, le Nil est l'ultime vestige de la Nature.
Le bruit a rendu sourds une bonne partie des résidents. Pour compenser, ils parlent très fort.
Les chats se sont réfugiés dans les ruelles étroites où ne passent pas les voitures. Ils colonisent aussi les escaliers, les terrasses, les bâtiments de la Police incendiés lors de la dernière révolution.
Je ne savais plus si je devais rester dans cette ville ou la quitter. Mon avenir dépendait de cette décision.
Un ami héliopolitain me conseilla de rencontrer un homme qui vivait à l'ombre de la mosquée du Sultan al Hâkim. Je pensais trouver un vieillard, je tombai sur un jeune nerd freluquet, affublé de lunettes à grosses montures noires. Il trônait au milieu d'une pièce emplie d'ordinateurs, d'imprimantes, de capteurs, de tablettes et de téléphones portables de toutes les générations.
Après avoir vidé une théière et fumé un paquet de Cleopatra, j'osai lui poser ma question :
- Dois-je rester dans cette ville ou fuir cette ogresse qui me dévore les entrailles ?
- Ta question est sans fondement. al Qâhira n'est pas une ogresse mais une amante parée de toutes les séductions et de tous les vices. Ce n'est pas toi qui la quittera, c'est elle qui te rejettera quand tu seras devenu trop indigeste.
Avant de quitter le quartier, va tourner un peu dans la proche mosquée du sultan al Hâkim. C'est le lieu le plus énigmatique de la ville, tout y est ordonné selon une réalité triple. Parfois, monté sur une ânesse, le sultan traverse la cour en maugréant des incantations qui vous libèrent des maux qui vous consument. Pour le voir, il faut être né sous une étoile noire qui gouverne ceux qui, comme toi, recherchent le danger et le Vide infini.
Je ne vous dirai pas si j'ai rencontré le sultan. Dans les jours qui suivirent, je collectai tous les renseignements sur ce prophète fondateur de la secte des Druzes qui disparut un matin sans laisser de traces.
Je classais mes fiches quand le téléphone sonna. Une voix inconnue me dit votre rendez-vous est confirmé pour 13h30, dans un bateau- restaurant amarré au sud de l'île de Zamalek. Elle était la grâce en personne. Elle avait éteint en moi les fureurs de la ville. Nous avons parlé jusqu'à la tombée de la nuit. Nous ne nous étions pas vus depuis des siècles, nous avions tant à nous dire, à nous ressouvenir.
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